Œuvre trop rare sur les scènes occidentales, Mazeppa est un drame lyrique poignant et peut constituer une virulente condamnation de la guerre, comme dans la version que la Komische Oper de Berlin a créée cette saison en février et reprise le 2 juillet dans le cadre de son festival de fin de saison.
Dans un décor dénudé à l'extrême, la mise en scène d'Ivo van Hove évacue tout ce qui pourrait évoquer le côté exotique des contrées slaves du XVIIIe siècle. L'action se situe à notre époque, dans un lieu non identifié mais – comme en font foi les nombreuses projections de films noir et blanc – dévasté par les bombes, ce qui, au cœur même de Berlin, prend une résonance toute particulière. Alors que le premier acte peut donner lieu à des scènes charmantes et colorées, tout ici semble annoncer une catastrophe imminente. Le meilleur exemple en est sans doute le hopak qui, loin de la danse virevoltante exécutée par des paysans enjoués, est remplacé par des extraits de films où des soldats mal dégrossis se livrent à une succession de déhanchements vulgaires suivis de simulations de copulation. Omniprésente dans cette vision cauchemardesque de l'opéra de Tchaïkovski, la violence trouve son expression la plus achevée au moment de l'exécution de La Bataille de la Poltava, où les films de guerre atteignent au paroxysme de l'horreur et de la cruauté. D'une cohérence absolue, la mise en scène explore avec beaucoup d'intelligence les sentiments des différents personnages qui prennent chair sous nos yeux. La direction d'acteur éclaire particulièrement bien l'évolution du rapport entre Mazeppa et Maria. À ce sujet, la fin du troisième acte est saisissante : Maria, assise sur la plateforme où son père vient d'être sauvagement assassiné, fixe avec incompréhension Mazeppa, dont elle vient de découvrir la nature profonde. Ivo van Hove met aussi bien en place les éléments qui mèneront à la folie de Maria. Visiblement enceinte de plusieurs mois au deuxième acte, Maria perd son bébé après l'exécution de son père. La berceuse du dernier acte revêt dès lors une dimension déchirante puisque l'on comprend qu'elle la destine à l'enfant qui ne naîtra pas.
Non contents de se plier parfaitement à cette formidable direction d'acteurs, les chanteurs abordent tous leur rôle avec une totale assurance et une intensité de chaque instant. La soprano lituanienne Asmik Grigorian nous hantera longtemps en Maria inébranlable dans sa foi amoureuse puis dans sa démence résignée. Elle parvient sans réelle difficulté à surmonter le puissant orchestre de Tchaïkovski et à émouvoir grâce à une gamme de nuances extrêmement variée. Robert Hayward ne cède en rien à sa collègue dans le rôle de l'hetman Mazeppa et compose un être complexe, tour à tour assoiffé de pouvoir, doutant de soi puis torturé par les remords. Son air du deuxième acte est un pur moment de délice. Si Agnes Zwierko abuse un peu de la voix de poitrine en Lioubov, son personnage de mère et d'épouse éplorée force l'admiration et se situe presque au même niveau qu'Alexey Antonov, Kotchoubey monumental physiquement et vocalement. Aleš Briscein campe enfin un Andrei bien chantant et très noble dans son dépit amoureux. Mention spéciale pour le chœur, qui s'approprie cette musique avec maestria et participe pleinement à l'action. Le nouveau directeur musical de la Komische Oper, Henrik Nánási, dirige avec fougue et passion une partition qui, de toute évidence, convient bien à son tempérament. En raison des dimensions relativement modestes de la magnifique salle de 1892 qui ne constitue pas le vaisseau idéal pour une œuvre où les cuivres sont très sollicités, l'orchestre sonne toutefois souvent trop lourd. C'est là le seul point vraiment négatif d'une représentation mémorable.
L.B.