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D'abord créée à Stuttgart en 2008, puis reprise en 2011 et 2012, cette production de La Juive quitte les rives du Neckar pour se retrouver sur les bords de l'Elbe. Tout comme dans la métropole souabe, l'œuvre est ici donnée dans une version quasi intégrale – choix ô combien justifié ! – qui nous permet d'entendre de superbes pages presque toujours coupées, à l'instar du chœur d'une cruauté hallucinante qui ouvre le cinquième acte. Pourquoi, cependant, avoir opté pour la version courte de l'ouverture, qui fait pâle figure à côté de la version comprenant le thème de la cabalette « Dieu m'éclaire » ? Cela dit, l'orchestre de la Staatskapelle de Dresde et les chœurs livrent une lecture en tout point exaltante de la partition de Halévy qui rendent absolument incompréhensibles les quelques huées s'adressant, à l'issue de la représentation, au chef Tomáš Netopil. Ce dernier possède en effet l'étoffe d'un grand musicien et sait soulever musiciens et chanteurs pour atteindre à l'incandescence dans des moments grandioses comme le finale du troisième acte.

En dépit d'un français laissant le plus souvent à désirer, la distribution se hisse très haut de par son engagement scénique et ses éminentes qualités vocales. Grâce à la splendeur de sa voix parfaitement homogène, la basse Liang Li campe un cardinal de Brogni inoubliable dont la souffrance est palpable aux deux derniers actes. C'est contre son gré que ce prélat exerce son autorité, comme le montre bien son évanouissement après l'anathème qu'il lance contre Éléazar, Léopold et Rachel. Le matériau vocal de Dmitry Trunov est certes bien léger, mais le ténor se joue avec intelligence des écueils du rôle de Léopold. Rachel trouve en Vanessa Goikoetxea une interprète sensible et ardente à laquelle on pardonne aisément certaines notes un peu criées. Nadja Mchantaf révèle en princesse Eudoxie des dons exceptionnels : voix ronde et superbement timbrée, aigus d'une facilité déconcertante et surtout merveilleuse musicalité, qui trouve son plein épanouissement dans un boléro des plus sensuels et un duo d'anthologie avec Rachel. À l'instar de Liang Li et de Dmitry Trunov, Gilles Ragon faisait partie des reprises de 2011 et 2012 à Stuttgart. Son Éléazar inquiète d'abord par une diction quelque peu relâchée et un manque de justesse qui met en péril la prière du deuxième acte ; il se ressaisit toutefois très vite et déploie une voix généreuse, extrêmement puissante, quoique manquant parfois de nuances. Si « Rachel, quand du Seigneur » et la cabalette le poussent dans ses derniers retranchements, il n'en demeure pas moins un très digne titulaire du rôle, au style châtié, et se situant cent coudées au-dessus de Chris Merritt et Neil Schicoff.

En plus de la mise en scène, Jossi Wieler et Sergio Morabito ont conçu le décor tournant qui permet de passer en un instant de la grand-place de Constance aux scènes intérieures. Particulièrement heureux est le tableau représentant la maison d'Éléazar, où les personnages alternent entre l'échoppe située au rez-de-chaussée, le premier étage et le grenier. Le même étagement se retrouve dans la prison dénudée du quatrième acte. Assez curieusement, Wieler et Morabito transforment le premier acte en une espèce de fête des fous dans laquelle les habitants de la ville en viennent aux poings et s'arrachent les costumes chamarrés des prélats et membres de l'aristocratie. Le ton est plus juste par la suite, encore que les touches d'humour du deuxième acte, lorsque Léopold (alias Samuel) ne comprend pas les codes des rituels juifs ou essaie de se dérober à la vue d'Eudoxie, jurent par rapport à la tonalité générale de l'œuvre. Les deux metteurs en scène excellent surtout dans le finale du troisième acte et le cinquième acte, c'est-à-dire quand la foule crie sa haine des juifs et se réjouit de leur perte. Il faut voir le peuple se déchaîner et ensevelir littéralement Éléazar sous les lourds costumes au début du cinquième acte. Les derniers instants laissent en revanche une impression bien étrange, qui explique le long silence du public après la tombée du rideau : Éléazar s'empare du revolver que tenait Brogni, tire à bout portant sur Rachel puis retourne l'arme contre lui-même. Si l'on excepte cette incongruité et les touches de légèreté assez déplacées, cette production offre une vision forte du chef-d'œuvre de Halévy.

L.B.

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Photos Matthias Creutziger.