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Evelyn Herlitzius (Elektra),  Mikhail Petrenko (Orest).

 

Impérieuse. Comme les trois notes qui gravent à jamais l’appel “Agamemnon !”, comme la malédiction des Atrides fixant les instincts et les destins, comme une partition qui vous cloue de sa trajectoire de flèche, la production d’Elektra présentée au Grand Théâtre de Provence se dresse en nouveau monolithe. Ce qui, sur le papier, s’annonçait comme l’événement du Festival 2013 (Salonen, Chéreau, Meier : n’en jetez plus !), tient ses promesses au point d’écarteler les perspectives : cette Elektra-là est de ces soirées qui jalonnent une vie – pas seulement une saison lyrique.

Esa-Pekka Salonen galvanise un Orchestre de Paris qui réussit le pari du tellurisme et de la poésie, de l’incandescence et du silence mêlés : palette de nuances au cordeau, architecture tendue tout d’un souffle, déflagrations et ressacs plastiques, c’est Strauss en sa splendeur excessive ou soudain aspirée dans le néant – et c’est aussi un art de l’équilibre fosse/plateau qui, sans affaiblir l’impact d’une écriture orchestrale déchaînée, démultiplie l’élan vocal au lieu de lui être barrière infranchissable.

Il faut dire qu’en termes de voix, le Festival réunit une distribution exceptionnelle – bientôt peut-être légendaire. Evelyn Herlitzius redéfinit tout simplement les canons d’interprétations d’Elektra : pourra-t-on écrire encore que le rôle est meurtrier et sa tessiture impossible, après avoir vu et entendu son chant souverain ?! Projection et aisance impeccables sur tout l’ambitus, vaillance inentamée jusqu’à la dernière note – et avec ça, des aigus jamais tendus, jamais oscillés, de bout en bout égaux à eux-mêmes, longs et pleins, puissants et rayonnants... Y répondent le chant tout aussi sain et généreux d’Adrianne Pieczonka, Chrysothémis plus claire mais pas moins tonique, comme la Clytemnestre racée de Waltraud Meier ou l’Oreste de belle eau de Mikhail Petrenko – qui force un peu ses limites à son entrée mais s’installe ensuite dans la même plénitude –, ainsi que des Servantes d’une homogénéité remarquable. Egiste souple de Tom Randle, Précepteur certes fatigué mais historique de Franz Mazura – qui, avec le Vieux Serviteur de Donald McIntyre, ressuscite un peu du Ring 1976 dans ce nouveau cru Chéreau.

Ce serait déjà suffisant pour un triomphe – comme cette standing ovation spontanément adressée à Evelyn Herlitzius d’abord puis à toute l’équipe, le soir de la première. Mais justement, Chéreau il y a, et le triomphe devient Histoire. Son Elektra s’abreuve au soleil méditerranéen, au prix d’un minime changement dans le livret situant l’action non plus au coucher mais au lever du soleil – superbes lumières vivantes de Dominique Bruguière, dans un palais de Clytemnestre selon Richard Peduzzi qui forme une enceinte close aux recoins en impasse. Dans sa direction d’acteurs, Patrice Chéreau évite soigneusement les clichés réducteurs. Ici, pas d’Elektra hystérique, de Chrysothémis coquette ou de Clytemnestre harpie. Au contraire, de vrais personnages nuancés qui ont vie, épaisseur et raison d’être : une Clytemnestre digne, élégante et désirable encore ; une Chrysothémis aux rêves humbles et domestiques, douce certes mais également déterminée ; une Elektra adolescente, farouchement attachée à la mémoire du père, un peu garçon manqué, un peu enfant sauvage. Evelyn Herlitzius se donne à fond dans ce qui fait la “patte” Chéreau, cette façon inégalée de faire prendre corps aux personnages ; un langage gestuel que son physique vif et menu rend d’autant plus nerveux et dessiné. Il faudrait citer ici tous les moments sidérants de ce “duo” Chéreau/Herlitzius ; on retiendra la danse finale d’Elektra, transe terrienne et extatique qui ne se termine pas par l’effondrement attendu – si souvent interprété comme la mort du personnage – mais par une soudaine immobilisation. Elektra, pétrifiée, fixe l’horizon – confondu avec le public. La vengeance était sa raison de survivre, Oreste l’a accomplie. Maintenant, reste à vivre.

C.C.

Lire aussi notre édition d’Elektra : ASO n° 92.


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Tom Randle (Aegisth), Mikhail Petrenko (Orest), Franz Mazura (Der Pfleger des Orest), Evelyn Herlitzius (Elektra), Waltraud Meier (Klytamnestra). Photos Pascal Victor/ArtComArt.