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George Gagnidze (Rigoletto).

Robert Carsen, l’homme aux quelque 70 productions, n’avait jamais monté Rigoletto ! La pantomime qui se joue pendant le prélude résume en quelque sorte l’esprit de sa proposition : du “pur Carsen”, avec cette touche de théâtre dans le théâtre que le Canadien affectionne – devant un rideau de scène et sous une poursuite lumineuse se tient un Rigoletto/clown, déchiré de douleur à côté d’un cadavre enveloppé ; mais un Carsen qui veut boxer sans chichi les conventions établies – le cadavre n’est pas, comme dans les flashes back déjà éprouvés maintes fois dans Rigoletto, celui de Gilda, mais une poupée érotique que le Bouffon dévoile dans un rire soudain, tandis que la musique nous expédie chez le Duc. On craignait Pagliacci ? ce sera plutôt Freaks, avec sa cruauté et sa crudité. En l’occurrence, un cirque-cabaret où Monsieur Loyal (le Duc) et son public d’habitués consomment de belles danseuses faciles (et très dénudées), où une pauvre roulotte abrite le clown et sa pure trapéziste de fille (Gilda), où un lanceur de couteaux (Sparafucile) gagne son pain en visant pour de vrai les victimes qu’on lui offre... Du pur Carsen, on vous dit : un univers qui, tout en se substituant à la lettre du livret, lui reste fidèle et s’articule avec cohérence, en respectant les personnages et leurs intentions. On aura pourtant un regret : l’ample décor de Radu Boruzescu charge beaucoup le plateau de l’Archevêché, bien qu’il soit ingénieusement habité par les solistes comme par les chœurs, en déplacement constant ; les lumières changeantes de Peter van Praet et Robert Carsen y multiplient les atmosphères, mais l’aspect étouffant de ce huis clos (le livret offre en effet un quasi-intérieur nuit permanent !) est parfois lourd de trop d’accessoires.

L’autre regret vient d’une distribution inégale en qualité et en vocalité. Timbre très laryngé, concentré plutôt qu’ample, George Gagnidze est un Rigoletto attachant plus que déchirant. Les grands moments du rôles ne donnent pas lieu aux déferlantes d’expressivité vocales habituelles, les aigus sont parfois trop sagement négociés : cette prudence mène à un parcours honnête mais qui n’arrache pas le cœur. Le Duc d’Arturo Chacón-Cruz a bien du panache, y compris physique – il en faut pour assumer le strip tease intégral du deuxième acte, ce qu’il réalise avec une pointe d’humour ! –, mais sa voix âpre n’a pas la séduction latine qu’on attendrait, et l’émission, très ouverte et franche en permanence, manque de ciselure. Irina Lungu possède à l’évidence les moyens d’une Gilda généreuse et aisée ; “Caro nome” la met pourtant en défaut au point de finir très bas – méforme passagère peut-être due au fait qu’elle doit le chanter sur une balançoire qui s’élève dans les airs... Les deux actes suivants sont en revanche de toute beauté, jusqu’à un duo final avec Rigoletto saisissant d’émotion sur le fil – et où la mort de Gilda voit s’abîmer depuis les cintres une acrobate enlacée à son drap immaculé : l’image elle aussi est saisissante.

Maddalena un peu ténue mais de présence nerveuse et sexy (Josè Maria Lo Monaco), Sparafucile hâbleur et sonore quoique peu regardant sur la prononciation (Gábor Bretz), Monterone digne de Wojtek Smilek... et Giovanna inécoutable de Michèle Lagrange, voix désormais trop fatiguée pour servir ces quelques notes centrales : un festival du rang de celui d’Aix-en-Provence devrait soigner jusqu’à ces petits rôles, aisément castables au demeurant... En fosse, le London Symphony Orchestra déploie le drame avec passion sous la baguette avisée de Gianandrea Noseda qui équilibre avec justesse fougue et poésie, et délivre un Verdi vibrant – malgré quelques décalages ici ou là. Un bilan équilibré où manque seul ce point de chavirement qui, à force de sublime vocal et de grotesque théâtral, fait les grands Rigoletto.

 C.C.

Lire aussi notre édition de Rigoletto : ASO n° 273.


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Arturo Chacón-Cruz (le Duc) et Jean-Luc Ballestra (Marullo). Photos Patrick Berger.