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Inspiré en partie par un texte d’Heinrich Heine et par une tempête essuyée alors qu’il se trouvait au large des côtes norvégiennes, Le Vaisseau fantôme marque une étape dans la production de Richard Wagner : délaissant la fresque historique au profit de la légende, le compositeur commence sa « carrière de poète et […] abandonne celle de fabricant de livrets d’opéra ». Malgré la place importante qu’occupent le folklore et le mythe dans cette œuvre, est-il pourtant possible pour un metteur en scène d’en présenter une lecture plus prosaïque ?

C’est en tout cas le pari tenté par Andreas Homoki pour sa première saison en tant que directeur de l’Opernhaus de Zurich. Point de grand-voile ni de mât de misaine sur la Hauptbühne : Daland troque sa casquette de capitaine contre une cravate de patron et dirige son entreprise de commerce maritime d’une main de fer. Sous sa férule, l’équipage des employés en gilet et chapeau melon s’active, alors qu’au mur de la compagnie une grande carte d’Afrique en énumère les comptoirs coloniaux. Dans ce milieu petit-bourgeois aux ambitions mercantiles et capitalistes, l’apparition du Hollandais symbolise celle de l’homme libre et sauvage – un vrai baroudeur dont les balafres de peinture tribale et le haut-de-forme orné de colifichets renforcent l’aura mystérieuse. Nulle place non plus ici pour les épouses des marins et leurs rouets : la ballade de Senta est adressée de collègue à collègues, entre secrétaires de la compagnie. Enfin, c’est à travers la ligne téléphonique que les employés provoquent l’équipage du vaisseau fantôme.

Si le dispositif imaginé par Andreas Homoki présente une vision séduisante et efficace (la grande structure centrale en bois pivotante, l’harmonie en noir et blanc des costumes), si la mise en scène nous offre quelques beaux moments (les apparitions et disparitions saisissantes du Hollandais dans la lueur spectrale d’un minuit surnaturel, le moment d’attente – avant le grand duo de l’acte II – où le couple à peine formé tourne le dos au public dans une intimité désarmante), l’interprétation dramatique suscite plusieurs réserves. La plus frappante réside dans la place incertaine du personnage principal au sein de la société commerciale imaginée par le metteur en scène : entre aventurier solitaire et spectre terrible, le Hollandais de la production semble autant chercher sa place sur le plateau que sa rédemption dans le livret. En outre, la mise en scène insiste sur le contexte colonial de sa transposition, sans qu’on saisisse toujours la pertinence du propos. A cet égard, la première scène de l’acte III constitue probablement le moment le plus déroutant du spectacle : sous une vidéo représentant la carte de l’Afrique en proie aux flammes, le serviteur africain de Daland surgit tout à coup du chœur en pagne et peintures de guerre, une lance à la main, et toise les occidentaux médusés ; plusieurs des employés qui se précipitent pour éteindre l’incendie gagnant aussi l’arrière-scène seront alors abattus d’une flèche en pleine poitrine. Au-delà de la force de l’image (ou en tout cas de sa fantaisie !), à la surprise initiale succède bientôt un certain agacement devant l’absence de rapport quelconque entre cette scène et les agissements du Hollandais ainsi que devant le manque de répercussions de ces événements sur la suite du spectacle – où tout reprend comme si rien ne s’était passé. On peut dès lors se demander si ces réserves ne révèlent pas les limites de la transposition elle-même : comme si, malgré son intention, il serait impossible pour un metteur en scène de représenter Le Vaisseau fantôme sans garder une part de poésie, de fantastique – bref… de mer et de fantômes.

Après une mise à flot mouvementée lors de l’ouverture (imprécisions aux cuivres), le Philharmonia de Zurich fait preuve d’un bel engagement qui se traduit notamment par des contrastes saisissants. En revanche, le volume sonore excessif de l’orchestre révèle quelques défauts dans la direction d’Alain Altinoglu, dont le geste en général trop énergique entraîne des tempos d’une redoutable alacrité. Heureusement, la distribution est à la hauteur des grandes productions zurichoises, à commencer par le Hollandais d’exception de Bryn Terfel, aussi terrible dans l’invective que ténu et fragile dans la détresse, d’une agilité parfaite, d’un timbre aussi coloré dans les aigus que dans les notes profondes – et avec cela l’intensité de l’expression, ce mélange de tendresse et d’effroi qui constitue la quadrature du cercle pour ce rôle ! A ses côtés, le Daland de Matti Salminen offre également une démonstration de maîtrise musicale et théâtrale, tant par sa présence vocale toujours aussi solide malgré les années (à peine un léger voile au début), que par la finesse de son interprétation et la richesse de son timbre : autoritaire, mielleux, taquin, débonnaire… toute la palette d’expression du personnage est là, poussant jusqu’au ridicule parfois – mais sans jamais être bouffon. De son côté, si Anja Kampe impressionne dès sa première scène par sa maîtrise du rôle (la ballade, avec ces quartes saisissantes !), la vigueur de sa voix et la chaleur de son timbre, nous aurions aimé plus de couleurs et surtout de finesse dans un chant qui passe parfois un peu trop brutalement pour nos oreilles. Cette tendance est d’ailleurs encore accentuée chez l’Erik de Marco Jentzsch, dont le timbre plutôt séduisant ne rachète pas les fréquents excès de volume. A l’opposé, le Pilote de Fabio Trümpy nous enchante par la fraîcheur de sa voix aux accents juvéniles, qui servent à merveille le Lied de l’acte I. Enfin, la Mary de Liliana Nikiteanu nous semble plus convaincante que sa récente sorcière de Rusalka, tant sur le plan vocal que théâtral.

Même sur la terre ferme, le vaisseau zurichois n’évite donc pas tous les écueils de la tempête wagnérienne ; restent néanmoins un Hollandais d’exception, une distribution inspirée et la puissance visuelle de certains tableaux pour emporter tout de même la salle et nous faire chavirer.

T.S.

Lire aussi notre édition du Vaisseau fantôme : ASO n° 30.


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