Peter Seiffert (Tristan), Nina Stemme (Isolde).
Tout wagnérien sait que la Hofoper de Vienne a piteusement « loupé le coche », il y a 150 ans, en déclarant Tristan et Isolde injouable, laissant ainsi à Munich – par ordre de Louis II, certes, sans lui, qu’en eut-il été ? – l’honneur de créer l’un des chefs-d’œuvre incontournables de l’histoire de la musique, sans lequel elle eut été assurément différente. Comme pour se rattraper de cette tache indélébile, Vienne, qui attendit 1883 pour monter enfin Tristan, y aura affiché depuis, sur plus de 400 représentations, quelques-unes des plus brillantes distributions qu’il soit possible d’offrir au chef-d’œuvre de Wagner – le programme de scène l’évoque de fait abondamment et bien –, en les associant à son orchestre-roi, le Philharmonique.
Cette nouvelle production, créée en ce mois de juin 2013 – la huitième de l’histoire du théâtre –, n’aura pas dérogé à la règle : c’est bien sa distribution qui en est la valeur première. C’est même l’une des plus belles qu’on puisse proposer aujourd’hui. Car s’il est évident que Nina Stemme est, depuis sa prise de rôle à Glyndebourne en 2003, l’Isolde absolue, il a été jusqu’à présent assez difficile de lui offrir un Tristan à sa vraie mesure. Ce qui est chose quasi faite avec Peter Seiffert, qui chante le rôle depuis cinq ans déjà mais ne l’avait jamais encore partagé avec la soprano scandinave. On est d’autant plus heureux de cette réussite qu’on avait peu apprécié, voici un an, à Toulouse, le Tannhäuser tout en force du ténor allemand, incapable de la moindre nuance autre que le forte. Certes, la Staatsoper est d’un tout autre volume et d’une tout autre acoustique que le trop sec Capitole. Et la voix de Seiffert aujourd’hui n’a plus ni la souplesse ni le charme de ses Lohengrin d’il y a vingt ans. Mais dans Tristan, il plie avec un véritable succès un instrument puissant et discipliné, de fait assez magnifique de timbre comme de musicalité, à l’épreuve de la durée comme à celle de l’ampleur, trouvant au IIIe acte des moyens qu’on ne connaît guère qu’aux plus grands interprètes de cette défonce vocale absolue. Et si l’expression est, au premier acte, un peu monolithique, elle trouve avec le duo de l’acte II une évidence totale, qui répond au chant majuscule de Stemme. Mais c’est au IIIe acte qu’il emporte toute réserve, trouvant dans un visage métamorphosé, dans son jeu habité (lui habituellement si confortablement placide), une présence hallucinée qu’on ne lui avait ni imaginée, ni identifiée à ce jour. C’est bien là le plus incarné des Tristan qu’on ait vu depuis les légendes des années soixante, de Windgassen à Thomas et Vickers, et que n’avait guère rejoint plus récemment que Ben Heppner.
De sa partenaire que dire alors, sinon qu’elle trouve à chaque interprétation nouvelle – à la scène, au disque, au concert – le moyen de surprendre encore, non par une maîtrise vocale qui touche au sidérant par l’ensemble des qualités exposées sans qu’un moindre défaut paraisse à ce jour – comme si la fréquentation assidue des rôles italiens lui allégeait de plus en plus une technique d’authentique wagnérienne –, mais par l’incarnation chaque fois plus féminine, plus séduisante, plus communicative qui fait toute l’unicité de son Isolde.
Il faut cependant préciser que ces deux aboutissements doivent ici une part de leur réussite à ce que leur apportent chef et metteur en scène en matière de support musical et théâtral. Sur le plan orchestral, on est au plus haut niveau, avec la magnifique direction de Franz Welser-Möst, qui sait faire monter les tensions internes, les paroxysmes d’une maîtrise sonore parfaite – il a , on se répète, l’instrument idéal –, sans jamais jouer autre chose que la grande envolée lyrique – et non l’analyse fascinante façon Salonen, ou l’hédonisme introverti façon Thielemann. Il laisse ainsi fleurir tout ce que Tristan peut voir d’émotion déferlante à l’orchestre, sans atteindre cependant aux vertiges des leçons des grands d’autrefois – qui le pourrait aujourd’hui ? Bref, s’il laisse souvent indifférent ou irrité, Welser-Möst reste en Wagner, comme pour son Ring zurichois, un maître, n’en déplaise aux quelques rares « hou ! » de service, tradition viennoise oblige.
À l’inverse, la production de David McVicar n’atteint pas ces sommets. Loin des modernités du Regietheater, elle est d’un classicisme de bon ton, regardable sinon admirable : le metteur en scène écossais a voulu un Tristan nocturne environné d’eau, que figure un listel immobile de vagues déferlantes à l’horizon du cyclorama dominé par une impérieuse lune bleue ou rouge. Au milieu de cet espace noir unitaire mais guère onirique, les éléments décoratifs de Robert Jones (restes arachnéens d’une carcasse de bateau dévorée par le temps, quai de béton dominé par un long cône fuselé traversant une couronne de lianes métalliques – arbre stylisé autant que symbole explicitement sexuel –, chaussée de géants basaltique) sont sans beauté à couper le souffle, mais composent des aires de jeu tout à fait adéquates et finalement heureuses pour que s’y installe la lecture littérale du texte original. On est aussi loin du grand voyage initiatique et abstrait vers la mort (dont on connaît les réussites absolues, de Wieland Wagner à Heiner Müller) que des relectures si irritantes mais à la mode de Marthaler ou Konwitschny, ou des recherches plus modernistes d’un Sellars. Là réside la relative faiblesse du spectacle, par son manque relatif d’engagement percutant, de parti fort, de ce qui fait qu’une production marque la mémoire pour toujours. Mais en fait c’est avec sa direction d’acteurs que McVicar atteint au remarquable : ses personnages sont sculptés dans le vivant, et on a rarement vu ces rocs vocaux ainsi animés, ainsi engagés, aussi prenants par leur être que par leur chant, grâce à une liberté de jeu – pour Stemme surtout – totalement dégagée du statisme wagnérien commun comme du prosaïsme si banal des relectures sans magie. Ce vertige-là explique l’impact de ce couple, comme le succès du reste d’une distribution excellente sinon historique : Marke profond sinon déchirant de Stephen Milling, Brangaene de Janina Baechle manquant de grave au départ mais atteignant vite une plénitude de ton parfaite, Kurwenal fruste, engagé, vrai, de Jochen Schmeckenbecher, seconds rôles parfaits – du Melot de Eijoro Kai au jeune marin de Jinxu Xiahou et au pâtre de Carlos Osuna.
Alors, on passera sur certains maniérismes de McVicar avec son équipe de mimes-athlètes aux pantomimes bien inutiles, sur le manque de force tellurique et profondément poétique de ses images, pour ne retenir que l’aboutissement de cet osmose chant-action des protagonistes et de leur mise en écrin orchestral, qui ont offert ici un Tristan magnifique, sinon tout à fait historique.
P.F.Lire aussi notre édition de Tristan et Isolde : ASO n° 34-35.
Nina Stemme (Isolde), Peter Seiffert (Tristan), Janina Baechle (Brangäne), Stephen Milling (König Marke). Photos Michael Poehn / Wiener Staatsoper.