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Comment représenter Don Giovanni aujourd’hui ? Figurant parmi les thèmes favoris des musiciens et dramaturges du temps de Mozart et de Da Ponte, le sujet était déjà usé jusqu’à la corde. Or, si le degré de perfection atteint par la musique la met hors de portée des épreuves du temps, peut-on en dire autant de l’interprétation scénique du livret ? Quelle originalité peut encore espérer un metteur en scène qui s’attaque à la figure de Don Juan ?

Pour cette nouvelle production, le Berlinois Sebastian Baumgarten a choisi d’exprimer l’opposition du débauché aux valeurs de la société qui l’entoure en transposant le drame au sein d’une secte néo-protestante. L’idée est certes en elle-même assez banale, mais elle ne manque pas d’attraits : le déplacement dans un environnement très religieux pourrait souligner le goût du personnage pour la profanation, son impossibilité de vivre dans un ordre établi et la démesure dantesque de sa chute. Mais à cette transposition déjà ambitieuse, Sebastian Baumgarten ajoute encore une mise en abyme, où l’action de l’opéra serait en fait une pièce de théâtre à vocation didactique donnée par la secte à l’intention de ses fidèles. Vous avez mal à la tête ? nous aussi…

Sans même trop insister sur la lourdeur de certains effets vidéo (l’identification et le décompte des péchés par des mains géantes aux signes ésotériques ; le nom de Don Juan barré d’une liste dressant un inventaire étrange, où Sade et Casanova côtoient Marat et Danton), la mise en scène nous semble allier l’incohérence du propos à la dispersion esthétique. En effet, si l’on suit le concept rigide adopté par le metteur en scène, comment imaginer que des évangélistes acceptent – même dans une intention cathartique – la représentation dans leur église des caresses appuyées de Don Juan sous la jupe de Zerlina, du sacrifice humain lors du grand bal du finale primo avec son élégante giclée de sang, ou encore la présence majestueuse du phallus géant qui trône sur la table du banquet final ? A cette volonté de provocation, un peu étrange au regard du cadre que le metteur en scène s’est lui-même fixé, s’ajoute le grotesque de certains tableaux : nous pouvons citer les travestissements multiples de Don Juan au cours de l’opéra, le patchwork des costumes à la mode du XVIIIe siècle lors du bal de l’acte I ou encore le chœur des paysans devenu communauté amish (acteurs ou paroissiens ?). Au milieu de ce fatras conceptuel la mise en scène présente tout de même un élément solide : le décor en lui-même, soit l’intérieur de l’église évangélique. A voir ces (trop) rares tableaux où le plateau presque vide dévoile au fond du prolongement de la nef le continuo (viole de gambe, pianoforte et… orgue !) joué par deux enfants de chœur, on se prend à rêver à ce qu’aurait donné la mise en scène si tout le reste avait été dans le même esprit – à l’image de la citation fuguée de Bach à l’orgue dans le bref récitatif précédant l’air « Dalla sua pace » de Don Ottavio, qui confère à celui-ci une solennité et un recueillement saisissants. Si, devant la surcharge d’images, il est difficile d’identifier la teneur exacte de l’histoire racontée par Sebastian Baumgarten, le spectateur se demande surtout ce qu’il reste encore de Don Giovanni dans cette production.

Beaucoup de choses, heureusement ! à commencer par l’immense Don Juan de Peter Mattei que nous retrouvons avec beaucoup de plaisir après la reprise en 2012 de la production parisienne de Michael Haneke. On remercierait presque la mise en scène d’avoir fait passer le personnage par toutes ces tribulations costumées, tant le chanteur relève le gant avec une maestria prodigieuse – passant sans transition du macaque frénétique au gourou toqué, du gothique forcené au sataniste hagard. Et quelle voix ! L’émission parfaite, la noirceur du timbre, l’agilité des attaques, le velouté des inflexions, tout concourt à faire de ce Don Juan un sommet vocal et dramatique dont on se souviendra longtemps – à l’instar de cet instant d’éternité déjà ressenti à l’Opéra Bastille lors de la Canzonetta de l’acte II : le même dépouillement, la même détresse affective dans ces notes tenues, ces pianissimos qui nous arrachent le cœur… A ses côtés, après nous avoir fait un peu peur lors de son premier air, Ruben Drole incarne un Leporello dont la solide présence vocale est accompagnée par un vrai engagement théâtral – même si le timbre, qui semble un peu trop stagner dans les graves pour le rôle, nous fait regretter des accents plus gouailleurs. Julia Kleiter campe une Donna Elvira très convaincante qui, après une entrée en matière assez approximative, monte progressivement en puissance grâce à un chant juste et habité dont on appréciera la précision dans les ensembles et la tristesse sans emphase dans le grand air du second acte. En revanche, nous sommes passé entièrement à côté de la Donna Anna de Marina Rebeka, dont le timbre acide et le volume excessif brutalisent nos oreilles et déséquilibrent les ensembles. Le chant du Don Ottavio de Pavol Breslik allie une émission bien maîtrisée à une technique vocale solide (illustrée par les vocalises de son « Il mio tesoro »), mais aux effets parfois entravés par un emploi un peu trop appuyé du vibrato. En revanche, aucune réserve pour la Zerlina d’Anna Goryachova dont la justesse, le sens des nuances et le timbre chaleureux nous font regretter de ne pas l’entendre plus souvent. S’il n’est pas au même niveau, le Masetto d’Erik Anstine fait preuve d’un bel investissement, malgré quelques dérapages et une présence vocale un peu discrète par moments (notamment lors du premier acte dans le chœur des paysans et l’air « Ho capito »). Enfin, saluons la performance impeccable de Rafal Siwek en Commandeur, dont le timbre abyssal et le charisme terrible portent la scène du jugement à un climax inouï d’intensité.

Avant de finir, il nous faut encore remercier vivement l’Orchestra La Scintilla de Zurich : si entendre du Mozart donné sur instruments anciens est aujourd’hui plus courant qu’hier, dans une grande maison comme celle de Zurich c’est un plaisir encore suffisamment rare pour être pleinement savouré ! De manière générale, la direction de Fabio Luisi impressionne par la souplesse de l’accompagnement, la précision des attaques et l’équilibre entre les parties. Mais comment expliquer alors le tempo ahurissant choisi à certains passages de l’opéra (le Molto Allegro de l’ouverture, le chœur des paysans de l’acte I ou le « Fin ch’han dal vino » de Don Giovanni), lequel entraîne forcément une certaine débandade orchestrale ? Ce train d’enfer est d’autant plus incompréhensible qu’à d’autres moments – notamment la scène ultime avec le Commandeur – l’orchestre accomplit des prodiges de musicalité et d’intensité qui forcent l’admiration.

T.S.

Lire aussi notre édition de Don Giovanni : ASO n° 172


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