Un grand champ de violettes s’avance sur la surface polie du lac habité par l’Ondin. Dans les airs, des lignes à haute tension étendent leurs tentacules lugubres au-dessus de la campagne fleurie. Une vue imprimée d’une mégalopole en arrière-plan souligne encore la proximité menaçante de la civilisation.

Dès le lever de rideau sur cette reprise de l’opéra d’Antonin Dvořák donné en 2010 à l’Opernhaus de Zurich, le plateau semble suggérer une dialectique séduisante entre la modernité sinistre de la société humaine et le monde enchanteur des esprits aquatiques et des nymphes de la forêt. Si elle ne semble pas directement induite par le livret, cette thèse présente une lecture intelligente de l’œuvre, au potentiel scénique important : la déchéance de l’ondine Rusalka, fille de l’esprit des eaux, serait non pas la conséquence d’un pacte magique ou d’un amour trahi, mais la marque de la flétrissure d’un être élémentaire au contact méphitique des humains. De ce point de vue, la mise en scène de Matthias Hartmann comporte une part de réussite certaine. L’esthétique un peu naïve de l’environnement féérique (comme les costumes ailés des nymphes de la forêt, la montée du grand cercle phosphorescent pendant l’air à la Lune ou encore les excroissances palmées de l’Ondin) s’oppose ainsi au prosaïsme délétère de la société humaine (illustré entre autres par la Princesse étrangère – rombière aux mèches décolorées surchargée de bijoux jusqu’à la caricature –, les chasseurs sanguinolents qui lancent lourdement leurs proies sur la scène au début du deuxième acte ou encore, de manière plus évidente, par la transformation finale de l’étang en cloaque jonché d’immondices). Entre la féérie du premier acte et le délabrement du troisième, la grande scène du bal permet à Matthias Hartmann de représenter de manière originale l’interaction entre les deux univers : à l’ensemble du chœur des invités compassés par le décorum s’oppose la grâce sauvage d’un danseur onduleux vêtu d’un pagne aux ornements sylvestres. Après le ballet, ce personnage inédit installe le rocher de l’Ondin dans la salle même du château : le maître des eaux chante ainsi son désespoir au milieu des convives envoûtés sous l’étreinte surnaturelle qui les ballote au gré des élans de son affliction.

Cependant, malgré ces belles qualités, la mise en scène suscite un certain sentiment d’insatisfaction. Tout d’abord, si la simplicité des effets scéniques permet une certaine efficacité du propos, la naïveté kitsch et manichéenne des tableaux peut parfois prêter à sourire. En outre, l’absence d’une sérieuse direction d’acteurs nuit à la fluidité de l’action, avec une stagnation agaçante lors de certaines scènes cruciales du point de vue dramatique (la rencontre du Prince et de Rusalka au premier acte, le trio amoureux du deuxième, l’ultime confrontation entre la Sorcière et Rusalka au troisième) voire un effet franchement ridicule (les chorégraphies des nymphes aux actes un et trois !).

Pour cette reprise, l’opéra de Zurich réunit une distribution homogène, dont l’interprétation satisfaisante laisse cependant le spectateur un peu sur sa faim en matière d’intensité. Ainsi la Rusalka d’Ekaterina Scherbachenko est bien au rendez-vous dans les pages les plus chatoyantes du rôle et nous offre quelques beaux moments d’émotion, en particulier dans son air à la Lune du premier acte ou encore lors de l’air du III sur le désespoir résigné de l’ondine. Cependant, un léger manque de couleurs et de présence vocale empêche la soprano de nous emporter dans des instants où la détresse du personnage exigerait une interprétation plus vibrante. L’Ondine est certes un être à sang froid, mais la partition de Rusalka dégage tout de même par moment une ardeur qui semble ici faire défaut à la chanteuse. De son côté, si le Prince de Pavel Cernoch ne brille pas par la richesse de son timbre, le ténor ne démérite pas et termine l’œuvre en beauté dans un finale extatique. La voix un peu claire pour une basse et l’émission parfois limite de l’Ondin de Christof Fischesser réussissent bien à exprimer la bonhomie bourrue et la tendresse paternelle du personnage, mais c’est au détriment d’une présence vocale qu’on souhaiterait parfois un peu plus imposante. La Ježibaba de Liliana Nikiteanu peine à convaincre en raison d’un chant linéaire, qui met peu en valeur les chromatismes de sa partie. De même, la Princesse étrangère de Michelle Breedt déçoit : si l’interprétation reste honnête, nous sommes loin du charisme vocal de ses belles incarnations zurichoises dans les opéras de Richard Strauss (Octavian, le Compositeur). Le Marmiton de Rebeca Olivera et le Garde forestier de Dmitry Ivanchey forment un duo plaisant, mais nous aurions aimé une pâte un peu plus rustique dans les échanges, en accord avec la connotation folklorique de leur accompagnement aux allures de polka. Enfin, si les trois Nymphes de Julia Riley, Ivana Rusko et Judith Schmid étaient bien présentes individuellement, leurs trios heurtent parfois par le manque de précision et de cohésion de l’ensemble (surtout au troisième acte).

En conclusion, il nous faut saluer la direction d’Eivind Gullberg Jensen dont la tenue exemplaire rend pleinement justice à la partition, permettant à l’orchestre de l’Opéra de Zurich de s’épanouir en des élans de lyrisme ou de fièvre dont les envolées ne se déploient jamais au détriment de la justesse ou de l’équilibre entre les registres.

T.S.

Lire aussi notre édition de Rusalka : ASO n° 205