La Nuit des Longs Couteaux
Les chronologies d’opéras, outil indispensable pour reconstituer l’histoire de l’interprétation d’une œuvre, ne rendent pas toujours un excellent service à l’actualité des théâtres. Tel est le cas des 32 pages qui figurent dans le programme du récent Macbeth de La Scala et qui retracent les innombrables représentations de ce chef-d’œuvre, depuis la création dans la salle du Piermarini, le 24 février 1849, jusqu’à la dernière reprise en 2008. Richement illustrée, cette chronologie renvoie, entre autres, à la seule édition de l’entre-deux-guerres, dirigée par Gino Marinuzzi ; à la reprise historique de 1952, avec Callas et de Sabata au pupitre, tout comme à la version « allemande » de Scherchen et Nilsson en 1964, mise en scène par Jean Vilar ; en passant par le 7 décembre 1975 (Abbado dirige Cappuccilli, Verrett et Ghiaurov dans l’inoubliable composition scénique de Giorgio Strehler) pour en arriver au cube énigmatique de Graham Vick, à partir de 1997, pour l’un des spectacles fétiches de Riccardo Muti. Tout ceci pour rappeler à quel point Macbeth est une œuvre aimée par la critique et par le grand public, qui attendait avec hâte et intérêt la nouvelle production de cette année bicentenaire. Ces attentes ont été malheureusement déçues, car ni l’interprétation musicale, ni la partie visuelle du spectacle n’ont dissipé les fantômes du passé.
Déjà, le choix de la version présentée s’est révélé assez contradictoire. L’affiche indiquait que Macbeth était joué dans la conception originale de 1847 : mais l’air « La luce langue », tout comme la version définitive du chœur « Patria oppressa », parmi d’autres morceaux de 1865, trouvaient leur place dans cette édition hybride, le premier – selon les dires du metteur en scène – parce qu’il s’agit d’une « page géniale », la seconde pour sa capacité à évoquer « l’Histoire et la position de Verdi à ce sujet ». Faute de déclaration de la part du chef d’orchestre, le résultat était tout compte fait assez incongru, ni philologique ni suggéré par les règles du théâtre en musique. Mais bien plus difficiles étaient les relations avec la partition elle-même. Pier Giorgio Morandi, longtemps premier hautbois de l’orchestre de La Scala et qui a pris la relève de Valery Gergiev après les quatre premières représentations, se limite à assurer le bon déroulement du spectacle. Tout est à sa place, l’équilibre entre la fosse et la scène assez homogène, l’accompagnement des chanteurs honnête et efficace, le jeu des dynamiques soigné autant que prévisible. Mais on comprend bien que tout ceci est bien loin d’un Macbeth de référence et atteste un niveau de routine.
On ne peut guère dire mieux d’une distribution assez fiable mais très en-deçà des urgences expressives de ces rôles redoutables. Tous profitent du beau sens de la respiration qui anime les pages verdiennes et, pourvus de moyens adéquats aux profils vocaux, se contentent d’un hédonisme sonore certes appréciable mais incapable de fouiller la psychologie des personnages. Ainsi pour Franco Vassallo, qui campe un Macbeth élégant et vibrant, maîtrisant une ligne de chant toujours surveillée, ductile, attentive au phrasé : mais on attend en vain l’expression d’un sentiment quelconque, tout au long de l’opéra, même dans les airs (la cabalette finale du troisième acte, « Vada in fiamme », ou sa mort) où il ne faudrait pas faire un grand effort d’imagination pour faire passer des émotions. Le cas est encore plus frappant pour la Lady Macbeth de la Vénézuélienne Lucrecia Garcia, voix parmi les plus intéressantes du panorama contemporain, soprano à l’opulence et à l’assurance vocale indéniables mais totalement étrangère au personnage. On lui pardonne facilement une lecture de la lettre (pardon, il s’agit ici plutôt d’un texto reçu sur son portable !) brouillée et incompréhensible, tout comme un registre grave moins résonant que ses aigus bien projetés ; mais on reste perplexe face à une neutralité dramatique insoutenable pour un rôle parmi les plus sulfureux de l’histoire de l’opéra. Avec le Banco sombre et juvénile de Štefan Kocán et le Malcolm vaillant d’Antonio Corianò, le meilleur était le Macduff de Stefano Secco, noblement stylé, capable d’intérioriser la douleur lancinante de son grand air du dernier acte. Les chœurs méritent néanmoins une mention, sous la direction attentive de Bruno Casoni, toujours à la recherche d’une couleur verdienne à la fois idiomatique, incisive et attachante.
Une équipe de sept personnes a pris soin de la réalisation scénique, sous la houlette du metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti, auteur des décors avec Cristian Taraborrelli – à son tour auteur des costumes avec Angela Buscemi. Tout y est : l’analyse psychologique, à partir du Prélude, lorsqu’on assiste aux troubles enfantins du futur monarque en train de jouer avec un immense ours en peluche couronné, tué sur-le-champ et éventré avec force convulsions violentes ; un décor vaguement métaphysique, librement inspiré des architectures peintes par De Chirico ; l’emploi de la vidéo (régie par Fabio Massimo Iaquone et Luca Attilii) qui amplifie jusqu’à la démesure les visages des protagonistes, suit de près les événements parallèles (le roi Duncan et sa suite traversent le parterre éclairé et leurs images sont retransmises sur le plateau, comme dans l’inoubliable et ironique Viaggio a Reims de Ronconi), décore et colore l’espace scénique avec des coups de pinceau électronique épais et inattendus. On ajoutera que les sorcières – désormais devenues des clochards – sont complétées par des acrobates (chorégraphiés par Raphaëlle Boitel) directement issus des Cirques de la famille Thierrée-Chaplin (un pur moment de bonheur, à l’origine, mais complètement hors de propos ici) ; que la triste histoire de Macbeth n’est rien d’autre que la sombre métaphore de la violence du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui – ce que prouvent les apparitions des successeurs de Banco, parmi lesquels on décèle Mussolini, Hitler et Staline ; et que le triste destin des proscrits écossais doit évoquer celui des persécutés du régime national-socialiste, obligés de faire la queue pour obtenir un bol de soupe dans un univers concentrationnaire. Tout y est, donc, sauf Macbeth : glissé dans l’ombre comme un fantôme, victime du dernier sortilège de prophétesses mensongères.
G.M.
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Photos Brescia/Amisano - Teatro alla Scala.