Monica Bacelli (Mélisande), Dietrich Henschel (Golaud) et Frode Olsen (Arkel).
Cet obscur objet du désir…
Il est question de points de vue, en général mais en particulier dans Pelléas et Mélisande. « Je suis affreuse ainsi… », affirme la protagoniste, et Pelléas lui rétorque aussitôt « Oh ! oh ! Mélisande !... Oh ! Tu es belle ! tu es belle ainsi ! ». Sur ce décalage visuel et cognitif, sur l’impossibilité de saisir la réalité de façon univoque et partagée, se fondent le chef-d’œuvre de Claude Debussy et, juste avant, la pièce de Maurice Maeterlinck. C’est pourquoi on est ravi qu’elle soit sagement récupérée dans la belle production de Pierre Audi que le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles a reprise au cours de sa saison, cinq ans après sa création sur le même plateau. Car, au début, protagonistes et spectateurs sommes plongés dans le noir, dans un aveuglement total qui nous empêche de pénétrer dans le mystère de la scène. Dans le silence, des voix surgissent : ce sont les servantes du vieux château d’Allemonde, incapables d’en ouvrir la porte, des verrous et des serrures qui grincent, jusqu’à ce que le soleil se lève sur la mer et annonce « de grands événements ».
Point de forêt, tout de suite après, plutôt une créature indéfinissable, chauve, qui ouvre une fente dans le rideau et laisse percevoir la scène, le royaume de Golaud : c’est elle, Mélisande, qui sera à la fois la porte d’accès à l’œuvre, pour certains, et en même temps la sortie longtemps rêvée de ce microcosme étouffant pour d’autres – notamment Pelléas. L’intuition de cette production réside dans le rejet d’une définition naturaliste du décor, remplacé par une monumentale installation d’Anish Kapoor, plasticien d’origine indienne, figure majeure de l’art contemporain. L’immense sculpture rouge qui domine la scène tourne tout au long du spectacle : elle présente donc des perspectives différentes et mouvantes, se métamorphose au gré des suggestions d’ombres et de lumières (réglées par Jean Kalman) projetées sur l’espace qui l’entoure, ne décrit pas mais suggère, invite à découvrir. Pour Audi elle évoque à la fois « le ventre d’une femme enceinte, un fœtus, un nid d’amour, une salle de torture […], une maison, une chambre, un œil humain, un symbole sexuel », peut-être encore la section d’un énorme arum coupé et replié sur lui-même. Mais c’est justement pour son aspect indéfinissable qu’elle se révèle le meilleur décor possible pour Pelléas et Mélisande : d’autant plus que le metteur en scène explore les potentialités d’un body language qui ne cesse d’interroger la psychologie des personnages et évite toute référence à une narration événementielle. Evoquer est le mot-clé de cette interprétation : pour imaginer ce qui se passe dans les rêves de Pelléas, accroupi dans un coin dans la première scène du troisième acte ; ou pour représenter les visions de Golaud, « voyeur par instinct » omniprésent sur le plateau pratiquement pendant toute l’action. En laine grossièrement froissée, les sombres costumes de Patrick Kinmonth mettent en valeur la présence de Mélisande, inaccessible jeune fille aux cheveux de lin qui tombent de ses robes, esquissées dans un camaïeu qui va du neutre au blanc en passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le fraise et l’orange, le mauve et l’azur, le jaune et le vert pomme, avec une tache rouge sur le ventre qui éclate au finale, après l’accouchement.
Le jeu du hasard, d’ailleurs, a contribué à multiplier Mélisande : Sandrine Piau, blessée lors des dernières répétitions, chantait le rôle de la protagoniste à côté du rideau, doublée par Monica Bacelli sur la scène. A la vision charnelle et sobrement épurée de la mezzo italienne s’ajoute ainsi la pureté presque métaphysique, la chaleur toute mozartienne de la collègue française. Un contrôle vocal époustouflant lui permet de créer un personnage envoûtant dans la scène de la tour, et un jeu de demi-teintes sublime sa mort jusqu’au seuil de l’extase. A ses côtés on retrouve deux protagonistes masculins d’excellence, dont on regrette simplement une proximité vocale qui empêche de différencier les deux frères. Jadis Pelléas, Dietrich Henschel est désormais un Golaud de puissante envergure, capable de brosser tout un cheminement intérieur qui le conduit vers les teintes expressionnistes du finale. C’est dans cette approche qu’il s’éloigne du Pelléas lyrique de Stéphane Dégout, qui renouvelle ici sa belle performance parisienne de l’année dernière mais lui ajoute une dimension chambriste, en liederiste accompli, fondée sur un legato impeccable, un sens du mot finement ciselé et magnifiquement projeté dans l’intimité de la salle conçue par Poelaert. Jérôme Varnier campe un Arkel d’une fraîcheur juvénile, dépourvu certes de la vision prophétique du rôle mais tout de même capable d’officier la poignante liturgie finale, avec Sylvie Brunet-Grupposo, Geneviève à la gravité sobrement pensive, Valérie Gabail, Yniold moins espiègle que d’habitude et enfin conscient des enjeux dramaturgiques du personnage, et Patrick Bolleire en Médecin persuasif.
L’unité de ces points de vue est assurée par Ludovic Morlot, chef permanent de la maison, ici à ses débuts dans un opéra. Pour un chef français la direction de Pelléas et Mélisande est toujours un défi ; or ce pari a été triomphalement gagné grâce à la magnifique entente avec une phalange qui répond à merveille à ses intentions : la transparence, la lisibilité des textures sonores se révèle toujours au service d’une progression dramatique sans points d’arrêts. L’équilibre avec la scène, recherché afin de mettre en valeur le travail des chanteurs, devient ainsi pulsation fébrile, respiration naturelle et fluide d’un organisme vivant et palpitant, qui progressivement éclot, explose puis se replie, brille de mille feux incandescents et – ô combien ! – brûlants. La fosse devient ainsi miroir et écho de la scène, œil prêt à écouter le mystère, oreille qui entend la vérité, silencieusement.
G.M.
Lire aussi notre édition de Pelléas et Mélisande : ASO n° 266
Stéphane Degout (Pelléas) et Dietrich Henschel (Golaud). Photos Bernd Uhlig.