La Traviata retrace avant tout le destin d’une des figures féminines les plus abouties du répertoire lyrique. En effet, la complexité vocale et théâtrale d’un personnage en trois facettes (courtisane virtuose puis amoureuse enflammée, enfin éteinte et sur le fil) et les fortes exigences techniques aux extrêmes de sa tessiture font de Violetta Valéry un rôle d’une grande difficulté qu’on ne peut appréhender « sans une technique vocale solide, que quelqu’un de très jeune ne peut avoir » – pour reprendre les mots d’Ileana Cotrubas. Il ne semble donc pas exagéré d’affirmer que le succès de la représentation repose en grande partie sur la performance vocale et théâtrale de l’héroïne. C’est dire si nos attentes sur la prise de rôle de Diana Damrau cette année – déjà au Met avant Zurich, puis entre autres à Paris en 2014 – étaient fortes, voire légèrement anxieuses. Mais que les spectateurs parisiens se rassurent : la Violetta de Diana Damrau est celle d’une artiste en pleine possession de ses moyens.
Dès l’air du premier acte, nous assistons à une démonstration magistrale de maîtrise vocale et d’intensité dramatique : il faut entendre cette fêlure sur le premier « Croce » repris du chant d’Alfredo, qui porte en lui tout le craquellement progressif du masque de la courtisane ; savourer cette petite attente avant le ré bémol du « Gioire ! », le naturel avec lequel il survient et l’apparente facilité de la cabalette avec sa cascade de notes ; il faut enfin se laisser galvaniser par la hargne sauvage de Violetta lorsqu’elle cherche refuge dans la jouissance et refuse l’amour d’Alfredo, la manière dont elle chancelle sous l’écho de son chant, le sursaut magnétique qui s’empare d’elle pour achever la lutte sur la tirade triomphale : « Sempre libera ! » Car c’est bien de lutte qu’il s’agit : la Violetta de Diana Damrau n’est pas de ces agneaux dont on peut exiger le sacrifice ; mais un fauve dont on n’arrachera l’amour et la vie qu’après le plus âpre des combats. D’ailleurs, la volonté d’abnégation, l’altruisme de celle qui s’immole relèvent d’une dimension sacrificielle souvent conférée à l’héroïne de Verdi qu’on peine à trouver ici : nulle détresse intérieure dans le « Non sapete » adressé à Germont père, mais plutôt une ardeur violente, presque menaçante. On peut regretter la relative absence de fragilité de l’incarnation de Diana Damrau par rapport à d’autres modèles (comme Ileana Cotrubas mentionnée tout à l’heure, ou, plus proche de nous, la Violetta de Natalie Dessay), une Violetta plus pugnace n’en est pas moins extrêmement convaincante.
En revanche, pour que le ressort dramatique fonctionne, cette interprétation exige d’opposer à l’énergie de l’héroïne une force qui soit à la hauteur de son tempérament combatif. Malheureusement, malgré un coffre solide et un timbre d’une noirceur séduisante, le baryton de George Petean peine à convaincre tant son absence de souplesse et de nuances fait obstacle à la rhétorique caressante et terrible déployée par le père d’Alfredo pour convaincre Violetta. Au contraire, la raideur du chant (les cadences à la fin de ses airs frôlent la limite du supportable en renvoyant l’opéra italien dans ce qu’il a de plus caricatural) et la rigidité de l’attitude sont autant de raisons qui empêchent le rôle de prendre l’ascendant dont il a besoin pour triompher d’une Violetta aux abois comme celle de Diana Damrau. Cette carence scénique est d’autant plus regrettable que la confrontation à la figure paternelle est le pivot fondamental de la progression dramatique dans La Traviata (comme dans beaucoup d’autres opéras de Verdi) ; de ce fait, le spectateur a parfois l’impression que l’énergie de Diana Damrau tourne à vide, comme si elle luttait contre un adversaire imaginaire – sentiment d’insatisfaction qui atteint son point culminant après la grande scène du deuxième acte, comme la constatation d’une défaite de Violetta sans que le duel ait vraiment eu lieu.
L’équilibre est heureusement rétabli par l’excellent Alfredo de Saimir Pirgu, qui démontre encore une fois son aisance dans le répertoire verdien après un très réussi duc de Mantoue (cette saison également à Zurich). Quel bonheur d’entendre un ténor à l’émission aussi naturelle mais toujours maîtrisée, qui ne sacrifie jamais la justesse ni les nuances à la facilité du volume ! Si le jeu est parfois un peu maladroit, il n’en est que plus désarmant, grâce à un chant fin et habité : nous retenons le merveilleux rebond après l’envoi du brindisi, tout en douceur pour mieux réengager les paroles suivantes, ou encore les nuages chargés d’électricité qui couvent sous la voix à la fin du deuxième acte, lorsqu’Alfredo s’apprête à outrager Violetta.
La mise en scène de Jürgen Flimm reprise pour l’occasion est, depuis sa création en 2005, presque de toutes les saisons zurichoises. Si l’on peine à trouver dans cet immense élément de décor peint en noir – tantôt déployé pour figurer le grand salon parisien, tantôt replié dans une intimité propre à la maison de campagne du deuxième acte ou à la misère du troisième – et dans ces robes et costumes à la mode du dix-neuvième une réelle ambition esthétique – sans même parler d’originalité –, si la direction des choristes agace par son statisme (dès l’ouverture du rideau avec la scène de fête), enfin si l’on cherche en vain une tension ou une progression dramatique, du moins la mise en scène permet de mettre en valeur les solistes – à l’image du rouge de la robe de Violetta qui tranche sur le noir du décor –, jusqu’au sublime s’ils en ont les moyens (Violetta sur son lit de douleur au troisième acte ; la rage d’Alfredo à la fin du deuxième). Le problème d’un tel système, surtout lors d’une reprise, c’est qu’il peut se fissurer lorsque l’interprète ne suffit pas en lui-même à incarner le personnage de manière assez convaincante, comme c’est le cas ici pour George Petean (le contraste avec Thomas Hampson dans la même production sur DVD permet de s’en rendre compte).
La direction de Keri-Lynn Wilson laisse également des impressions mitigées. Certes, le geste n’est pas dépourvu de tension (l’accompagnement rythmique du pressentiment d’Alfredo à la lecture de la lettre de Violetta) ni de fièvre (les lancées de violons sur les « Piangi » de Germont père ; le contraste crescendo entre le thème d’action de la foule et l’élément cantabile de Violetta lors de la fête du deuxième acte). Pourtant, il semble à plusieurs endroits que l’orchestre peine à décoller, qu’il lui manque cette légèreté, ce climat de musique de chambre propre à La Traviata : ainsi les valses du premier acte paraissent pesantes, le galop à la limite du tonitruant (les vents…), les cordes en manque de finesse et de précision (accents très appuyés lors du prélude initial ; flou orchestral dans l’ensemble périlleux du deuxième acte). Enfin, les tempos étirés à l’extrême dans certains airs de Violetta ou encore le choix de n’opérer presque aucune des coupures habituelles renforcent l’impression de lourdeur dégagée par la fosse.
Mais au final, lorsque Violetta s’écroule, seule l’émotion nous reste : l’effondrement de cette destinée est d’autant plus tragique qu’elle fut vivement combattue.
T.S.