Au nom du père
Quatre accords en ré fortissimo, puis un solo de trombes tristement élégiaque. C’est à un mystérieux – et ô combien stimulant ! – jeu d’échos et ressemblances que nous convoque Oberto conte di San Bonifacio de Giuseppe Verdi, et ce dès la Sinfonia : on croit entendre Don Giovanni étrangement mélangé à La sonnambula, mais finalement ce n’est ni l’un ni l’autre. Tout l’intérêt de l’œuvre réside justement dans son caractère insaisissable, dans ce double visage : véritable Janus, Oberto n’est pas seulement un exercice de style mais aussi le point de départ d’une nouvelle manière de concevoir la dramaturgie musicale. Dans son parcours verdien, La Scala se devait de reprendre l’opéra des débuts de Verdi, qui avait vu le jour dans cette même salle le 17 novembre 1839 et avait été repris une seule fois, lors des célébrations de 1951. Que s’est-il entretemps passé dans l’approche de l’œuvre ?
Tout d’abord des années de recherches philologiques ont permis de redécouvrir des aspects inédits, à partir du titre, qui maintenant renonce à la virgule interposée jadis entre le nom du protagoniste et son apposition. Mais on ajoutera aussi une page ignorée jusqu’à une quarantaine d’années, récemment étudiée par Roger Parker : un Duetto delle due donne, « Pria che scenda sull’indegno », qui aurait figuré au début du deuxième acte. Supprimé de la partition avant la création de l’œuvre – car remplacé par le bien plus célèbre quatuor « La vergogna ed il dispetto » –, le duo mérite pourtant d’être écouté : sur le plan musical, pour les dettes envers l’écriture bellinienne, notamment dans la stretta finale ; tout comme sous le profil dramaturgique, car on y affirme une solidarité féminine, indispensable pour expliquer l’évolution de l’action et son dénouement. A elle seule, cette redécouverte valait la reprise. Dans cette même perspective se situe toute la partie musicale, dirigée avec une belle énergie par Riccardo Frizza : car Oberto nécessite une maîtrise accomplie des convenienze du primo Ottocento italien, mais aussi parce qu’il faut détecter dans ces pages les prémisses d’un renouveau musical encore à venir, l’« aurore d’un jour radieux » que Pierluigi Petrobelli voyait surgir dans cette partition de jeunesse. L’instinct dramatique naissant est bien présent à l’esprit de Frizza, notamment dans ces rythmes pointés qui deviendront bientôt la signature du Verdi di galera, mais aussi tout le respect qui est dû à une reprise variée, à une dynamique toujours extrêmement soignée – on pense surtout aux chœurs, préparés par Bruno Casoni, qui ne cessent de surprendre pour la cohérence et la qualité de leurs interventions – ou à une palette des instruments concertants à la fois chaleureuse et brillante.
Et cette direction enlevée a le mérite de valoriser une distribution où figurent deux générations de chanteurs, tous issus de l’école belcantiste : à tel point qu’on s’interroge sur ce qu’on a pu entendre en 1951, lorsque l’opéra avait été confié à des poids lourds (Tancredi Pasero et Gianni Poggi, Maria Caniglia et Ebe Stignani), capables certes d’électriser le public, mais par des moyens différents. Michele Pertusi campe un Oberto d’une grande noblesse, soucieux d’un legato châtié, d’un phrasé toujours finement affûté. Bien que dominé par l’esprit de vengeance, il n’oublie jamais de mettre en relief les sentiments paternels qui l’animent, notamment dans le magnifique duo du premier acte, « Oh patria terra, alfine io ti rivedo ». A ses côtés on retrouve la belle graine de Maria Agresta, une Leonora à la personnalité forte et tranchante, au phrasé toujours incisif et percutant – on aurait envie de la qualifier de soprano à l’ancienne, comme on en avait autrefois. Et cela comporte une colorature toujours judicieuse mais jamais époustouflante, un velours panaché d’une vigueur vibrante, tout compte fait appropriés pour un rondo final rougeoyant d’une énergie fauve et désespérée. Bien qu’annoncé souffrant, Fabio Sartori est la seule voix authentiquement verdienne de la distribution. Le rayonnement d’un métal scintillant, la capacité d’alléger les sons pour faire émerger la franchise d’un registre aigu incandescent, l’élégance d’un dessin vocal fouillé font de son Riccardo une interprétation majeure, qui devient attachante dans le finale de l’œuvre. On citera enfin l’Imelda de José Maria Lo Monaco, qui flotte à merveille dans le concertato di stupore du premier final, et la Cuniza de Sonia Ganassi, qui affiche une maîtrise technique toujours confondante mais aussi un affaiblissement vocal évident.
Mais Oberto cru 2013 portait aussi la signature de Mario Martone, réalisateur italien toujours inspiré par les événements historiques italiens du Risorgimento, évoqués notamment dans son film Frères d’Italie. Depuis quelques années il se consacre à la mise en scène d’opéras considérés comme le miroir de la société qui les (et nous) entoure : point de Moyen-Age alors dans sa vision de l’œuvre, mais une contemporanéité on ne peut plus grinçante, point de « belle campagne » ou de « salle magnifique dans le château d’Ezzelino » et ses alentours dans les sidérants décors de Sergio Tramonti, mais simplement la maison d’un gangster de la Camorra, où se déroule une guerre entre clans opposés. Oberto en version Gomorra au tout début peut même intriguer : il s’agit bien d’un délit d’honneur et, pour ceux qui n’auraient pas compris que Leonora a été séduite et abandonné par ce grand macho qu’est Riccardo, elle affiche une grossesse désormais évidente. Le kitsch à la Marthaler du mariage qui se prépare, la désolation inquiétante d’une périphérie urbaine dominée par une immense grue, l’alliance entre deux donne di mafia, tout contribue à faire de Verdi un reporter malgré lui de mœurs consubstantielles à la culture italienne. Le choc esthétique est frappant, le résultat – au bout d’un moment – moins convaincant, car la direction d’acteurs demeure traditionnelle, voire parfois statique. Si bien que, après le duel final – à coup de kalachnikovs, bien évidemment –, on s’interroge sur l’utilité d’une adaptation qui suscite des clameurs mais s’avère superficielle, comme l’atteste la mort du protagoniste, dont on fait retrouver le cadavre dans le coffre d’une voiture brûlée : « Hanno ammazzato Oberto ? »
G.M.
Photos Brescia / Amisano - Teatro alla Scala.