L'Interlude.
Le Châtelet aime Stephen Sondheim, et entend bien faire mieux connaître à Paris l’œuvre de ce grand compositeur qui, à chaque opus, sublime le musical en le déclinant selon des nuances raffinées. Après A Little Night Music en 2010, réminiscence bergmanienne sophistiquée, après Sweeney Todd en 2011, thriller horrifique, voici donc Sunday in the Park with George, rien moins que réflexion sur l’art. A sujet audacieux, forme inédite : tout Sunday… se présente comme l’émanation sous forme de musical de la toile de Georges Seurat Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte. Mettant en jeu le peintre et son modèle autant que ses recherches stylistiques (la technique pointilliste), le livret de James Lapine parvient à créer des personnages attachants : en premier lieu, Georges et son rapport obsessif à sa peinture, Dot (un prénom qui signifie aussi « Point »…) et sa relation complexe à son mentor, aussi frustrante que stimulante. La première partie est d’une cohérence extrême : elle nous fait « vivre » par et pour le tableau, à la fois sujet et objet de l’action située en 1884. En comparaison, le second acte, qui transporte le spectateur aux USA cent ans plus tard et fait intervenir Mary et George – la fille et l’arrière-petit-fils de Seurat, interprétés par les mêmes chanteurs que Dot et George –, avoue une baisse de régime : les tentatives artistiques de George sont bien faibles et Mary ne possède pas l’épaisseur de Dot. Il n’empêche : l’ouvrage frappe par l’originalité de son propos, et la musique de Sondheim y ajoute sa propre singularité.
Rarement partition aura ainsi glissé subrepticement du parlé au chanté, confondu discours et mélodie en un même tissu, donné au monologue intérieur littéraire son équivalent musical, ou encore musicalisé un concept esthétique et une réflexion intellectuelle… sans pour autant oublier ses origines – Broadway et ses rythmes syncopés – ou renié l’humour. La nouvelle orchestration que Michael Starobin (orchestrateur originel de Sunday…) a réalisée pour Paris puise dans le symphonisme une orgie de couleurs cuivrées, au prix parfois d’un équilibre fosse/plateau inégal, malgré la sonorisation des voix. David Charles Abell dirige avec attention et énergie un Orchestre Philharmonique de Radio-France que l’on sent peu familier de ce répertoire – quelques légers décalages. Impeccables interprètes pour les protagonistes : Julian Ovenden est un Georges aisé, souple et vif, d’une intense intériorisation ; Sophie-Louise Dann campe une Dot aux mille facettes, d’une voix elle-même kaléidoscopique – belting voice ou filet aigrelet, accents fry ou joliesses flûtées, la maîtrise de l’instrument est bluffante. Les multiples personnages les entourant sont servis avec talent et justesse, certains vrais caractères bien croqués (on songe à la Vieille Dame de Rebecca de Pont Davies ou à l’Yvonne de Beverly Klein).
Sur un sujet visuellement aussi défini, la mise en scène de Lee Blakeley (déjà aux commandes des deux productions précédentes de Sondheim au Châtelet) parvient à renouveler la référence à Seurat en travaillant de façon virtuose l’imagerie informatique. Le lointain descendant du bon vieux cyclorama se trouve ainsi habillé du fameux tableau parcouru en travelling, la tournette est mise en abyme (offrant ainsi une multiplicité de points de vue et de perspectives évolutives), les tableaux deviennent le support de projections animées envahissant l’espace et le sens des choses vues (très bel effet de « cascade pointilliste », façon virus informatique délavant un fond d’écran…). Assez logiquement, l’inspiration est moins poétique pour le second acte, où le réalisme de la galerie d’art contemporain et d’une Île de la Jatte modernisée reste plus froid et court d’évocation. En première et dernière réplique, le livret met à l’honneur la toile blanche, vierge, où tout est encore possible et imaginable. C’est sur elle que se referme la production, riche de toutes les images qu’elle aura vu se succéder dans la soirée. Même sans être un admirateur de Seurat, on peut l’être du geste créateur par lequel Sunday… rend compte de sa quête, et de cette production qui, elle aussi, rend justice à Stephen Sondheim.
C.C.
Sophie-Louise Dann (Dot) et Julian Ovenden (Georges). Photos Marie-Noëlle Robert.