Bryn Terfel (le Hollandais).
Autant en emporte le vent
Le vent du Sud se lève, souffle, siffle menaçant. On connaît non seulement l’histoire, mais surtout la version littéraire (romanesque ?) de son auteur : dans le programme des représentations zurichoises de l’œuvre, en mai 1853, Richard Wagner s’attache à décrire l’ouverture de son Fliegende Holländer, probablement issue d’une aventure personnelle. Dans ces page résonne toute la furie de la violente tempête qui s’est abattue sur le bateau de Daland, obligé de jeter l’ancre à quelques milles du port où il aurait trouvé « le salut et la rédemption ». Un passage crucial pour la compréhension du premier chef-d’œuvre wagnérien, auquel prête toute son attention Hartmut Haenchen, chargé de diriger les masses de La Scala pour la deuxième production de la saison consacrée au musicien allemand – bicentenaire oblige. Or Haenchen n’est pas seulement un excellent philologue, comme l’a prouvé son Parsifal bruxellois, il y a deux ans, ou maintenant son étude approfondie des différentes versions du Holländer : à partir de l’Ouverture dans laquelle il déchaîne une pulsion énergique, presque tellurique, il dévoile tout l’abîme qui sépare le Romantische Oper wagnérien du répertoire romantique qui le précède, de Weber à Marschner et à Spohr. Question de couleurs orchestrales, certes, mais aussi d’une perspective sonore qui frappe par son urgence dramatique, son souffle impérieux, l’échelle de vastes architectures censées décrire la lucidité folle et désespérée qui s’emparera bientôt de Senta, remettant en question son quotidien. Dirigés par Bruno Casoni, les chœurs – surtout les voix masculines – suivent avec entrain cette interprétation à la fois puissante et minutieusement ciselée, qui métamorphose le réalisme d’un fait divers et lui confère une dimension épique saisissante.
Et alors le vent emporte un plateau dominé par le Hollandais de Bryn Terfel, qui livre ainsi à La Scala – juste après quelques représentations de Falstaff – une véritable leçon d’art de la scène. Ses apparitions soudaines, son regard fulgurant, sa stature gigantesque et son immobilité inébranlable ne font qu’amplifier l’inquiétude du personnage, son caractère parfois brusque mais brûlant de passion et ulcérant de vérité. Baryton au timbre clair et lyrique, Terfel insiste sur le coté fascinant et enchanteur des duos, dressant l’image d’un homme prêt à tout pour mettre fin à une errance sans fin, à une douleur cruelle mais parfaitement maîtrisée. Faute d’un aigu rayonnant, Anja Kampe est une Senta à l’engagement absolu, musicale à souhait, capable de mettre une technique parfois précaire au service d’une vision survoltée du personnage. La première à habiter la scène, sa Senta redonne vigueur à une Ballade à la lenteur hypnotique, véritable pivot dramaturgique de l’œuvre. On lui préférera le Daland soyeux et insinuant de Ain Anger, qui n’oublie jamais de souligner le côté ironique du personnage, son attitude commerciale face aux propositions du Hollandais, l’insouciance – volontaire ? – de son approche de la vie et du mariage de sa propre fille. Grâce à sa présence, Haenchen souligne toute la complexité d’une œuvre aux multiples facettes, ce mélange de genres qui trouvera son chemin, plus tard, dans le Ring. Légèrement nasal, le timbre de Marco Jentzsch s’adapte pourtant bien aux interventions d’Erik, mais c’est le Steuermann stylé et stylisée de Dominik Wortig qui s’inscrit magnifiquement dans le propos de Haenchen, faisant de son Lied initial un prologue poétique et sulfureux de la tragédie imminente. Manipulatrice et répressive, à mi-chemin entre la Kostelnicka de Janácek et la Nourrice de Strauss, l’inoubliable Mary de Rosalind Plowright est un luxe que seul La Scala peut se permettre.
Le vent et la mer font cruellement défaut à la nouvelle production signée par Andreas Homoki avec des décors et costumes de Wolfgang Gussmann. Les lecteurs qui ont eu la chance de voir la production de Willy Decker, créée en 2000 à l’Opéra Bastille ou lors d’une des nombreuses reprises en tournée, se souviendront de l’atmosphère oppressante qui dominait la vaste chambre blanche imaginée par Gussmann : l’œuvre se déroulait dans ce huis clos biaisé, qui s’ouvrait sur une perspective marine et, surtout, sur un tableau-fenêtre où évoluaient les relations entre Senta et le protagoniste. Le même principe est ici adopté, mais l’action est maintenant déplacée dans la vaste salle d’une agence commerciale de navigation dont l’armateur Daland est le propriétaire. Point de marins, donc, mais des employés qui répondent à ses ordres, alors que les jeunes filles ont remplacé quenouille et rouet par des machines à écrire. Sur le mur, une carte géographique de l’Afrique, terre de conquêtes coloniales tout au long du siècle, prend la place de la fameuse fenêtre d’où poindra l’image de vagues agitées à la manière de Caspar David Friedrich, ondes traversées par le bateau du Hollandais. Les enjeux de la critique anticapitaliste de Wagner, certes sous-jacents à l’œuvre, sont ainsi exploités par Homoki pour souligner l’altérité du Hollandais par rapport à un contexte rassurant et bourgeois, celui de Daland et de ses confrères. Dans un final surexcité, le tableau prend feu et un bon sauvage surgit pour refouler le courant des exploiteurs, tandis que Senta se tire une balle du fusil d’Erik pour échapper à ce monde. Ce geste de violence explicite apaise cœurs et musique : le vent se calme, lorsque l’utopie enfin sourit aux naufragés du fol espoir.
G.M.
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Anja Kampe (Senta). Photos Brescia/Amisano - Teatro alla Scala.