Su ! del Nilo al sacro lido
Que se passerait-il si les attributs d’un homme étaient transplantés sur un chien ? Ce n’était pas une simple question de physiologie animale que Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov agitait dans sa nouvelle Cœur de chien (Собачье сердце, 1925), apologue satirique écrit lorsque la Nouvelle politique économique de Lénine prônait la formation de l’« homme nouveau soviétique » : presque un siècle après sa rédaction, on y repère les échos des expériences de Ivan Petrovitch Pavlov sur les chiens, la parodie d’un régime qui a censuré la publication du texte (paru à titre posthume en 1987), une description amère et grinçante d’une Russie révolue et pourtant toujours très actuelle. Que la nouvelle ait pu faire l’objet d’une adaptation musicale ne surprend donc pas, tant la matière est riche et se prête à un traitement multiforme : l’opéra qu’Alexander Mikhailovich Raskatov en a tiré, créé au Muziektheater d’Amsterdam le 7 juin 2010, figure parmi les grands succès du théâtre musical contemporain. Après l’English National Opera de Londres, La Scala l’a donc accueilli dans sa production originale, avant les débuts français prévus à Lyon l’année prochaine. Le théâtre milanais n’a donc pas voulu renoncer à une incursion dans la musique d’aujourd’hui, au cours d’une saison entièrement consacrée à Verdi et Wagner : quitte à comprendre qu’il s’agissait d’un hommage au théâtre musical des deux musiciens, et notamment au compositeur d’Aida.
Le livret de Cesare Mazzonis di Palafrera, ancien directeur artistique de La Scala dans la décennie dorée 1982-1992, suit de près le récit de la nouvelle et se structure en arc. Sont ainsi évoqués grandeur et misères du chien Charik, depuis son agonie, pendant une nuit d’hiver au cœur de Moscou, jusqu’à son adoption par le professeur Philip Philippovitch Préobrajenski, médecin de renommée internationale qui lui transplante l’hypophyse et les testicules d’un prolétaire alcoolique, Klime Tchougounkine, pour observer sa mutation en homunculus. Il deviendra ainsi Poligraph Poligrapovitch Charikov, employé de la fourrière de la Ville de Moscou, chargé de donner la chasse aux chats errants. L’expérience, toutefois, ne fera pas rajeunir le chien – ou l’homme – mais donnera vie à un monstre, capable seulement de voler, accompagner des chansons vulgaires à la balalaïka, essayer de violer la jeune domestique de son démiurge, dénoncé pour activités antisoviétiques : d’où la décision de lui retirer l’hypophyse humaine pour la remplacer par celle canine.
La partition de Raskatov se réclame comme un exemple d’opéra « authentique », car son but est de recréer un réseau de communication avec le public. Les presque dix minutes d’applaudissements qui ont salué le spectacle à La Scala prouvent à quel point les recherches du compositeur russe naturalisé français ont frappé les spectateurs, notamment en ce qui concerne le traitement des voix. Depuis les débuts de sa carrière (on songe à Pas de deux pour soprano et saxophone, en 1994, sur des textes d’Artaud, ou à Mysterium Magnum, symphonie pour basse, soprano et orchestre, de 2011), Raskatov a toujours essayé d’exploiter les potentialités de la voix humaine, notamment grâce à la collaboration avec le soprano Elena Vassileva, qui est non seulement son égérie mais aussi sa Cathy Berberian, son interprète de référence. Et on l’a retrouvée justement dans Le Cœur d’un Chien, œuvre qui pose notamment le problème de l’écriture vocale du protagoniste : un chien, pour la première fois sur une scène lyrique. Raskatov s’est interrogé, avant tout, sur la possibilité de traduire un affect en effet vocal : d’où la décision de confier la voix « désagréable » du chien – lorsqu’il est visiblement fâché – à un soprano dramatique colorature (une époustouflante Vassileva) dans ses tonalités rauques et sinistres, amplifiées par un mégaphone ; sa voix « agréable » à un contreténor (Andrew Watts, en équilibre parfait entre lyrisme et ironie) ; puis d’avoir recours à la « super-tessiture » d’un hohen Tenor (Peter Hoare, véritable bête de scène qui allie un engagement sans faille à une franchise et une facilité dans le registre suraigu d’authentique virtuose), quand le chien se fait homme.
Eminent spécialiste du répertoire contemporain, le chef anglais Martyn Brabbins valorise toute la portée dramatique d’une matière si riche et stratifiée, ses références et la variété des registres utilisés. Tout contribue à cet effet : le quasi recitativo entre Monteverdi et Moussorgski pour le personnage serio de Préobrajenski (un Paulo Szot imposant d’autorité et de souplesse), qui pourtant ne cesse de fredonner « Su ! del Nilo al sacro lido » pour célébrer ses exploits ; la dimension caricaturale de la jeune camériste Zina (Nancy Allen Lundy, pétillante et rossinienne) et des marches d’occasion qui accompagnent les interventions du Comité du Bâtiment, présidé par le camarade Schwonder (Vasily Efimov, percutant et hautain) ; et toutes les allusions qui ponctuent l’activité du professeur, de la tradition chorale orthodoxe lorsqu’il discute avec l’aréopage de ses collèges, jusqu’au monumental duo avec le Chef Suprême (Graeme Danby), convoqué pour décider le sort de Sharikov, dans un passage qui n’est pas sans rappeler l’affrontement entre Philippe ii et l’Inquisiteur dans Don Carlos. La construction d’ensemble est très habile : tout est reconnaissable mais, en même temps, parfaitement assimilé et intégré, finement tissé sur une pulsation rythmique et percussive qui explose lors du magistral concertato final du premier acte, pendant l’intervention chirurgicale, ou au cours de la chasse au chat du deuxième, véritable apogée d’iridescences musicales et d’humour irrésistible.
Cette vertigineuse descente aux abîmes n’aurait pas été si inquiétante sans la mise en scène mémorable réalisée par Simon McBurney en collaboration avec Complicite, sa compagnie londonienne. Pour répondre à l’éclectisme de la dramaturgie musicale, le décor de Michael Levine se limite à une chambre blanche aux parois coulissantes : mais elle est habitée par les somptueux costumes de Christina Cunningham, les vidéos imaginatives de Finn Ross et, surtout, les marionnettes du Blind Summit Theatre, images plastiques et mobiles des animaux représentés. Les virevoltantes figurations d’une direction d’acteur étonnante et la plasticité du théâtre physique du chorégraphe Toby Sedgwick saturent l’espace scénique d’images et impressions, éléments et sentiments, accessoires et animaux : la neige et la façade de l’immeuble rue Prechistenka, le bureau du professeur Préobrajenski et sa table « lourde comme un sarcophage », le bloc opératoire et le sang qui ruisselle en style Grand-Guignol, la machine à écrire et les observations scientifiques, et encore des chats malins et des chiens endiablés, la triste ivresse de la vodka et le rire lugubre de la peur…
« Car le vrai désastre n’est pas qu’il n’a plus un cœur de chien, mais qu’il a un cœur d’homme », conclut le professeur, avant de détruire sa création. Au cœur des ténèbres, toute la scène se remplit de chiens qui aboient avec fureur.
G.M.
Photos Brescia/Amisano - Teatro alla Scala.