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Au centre : Rodrigo Ferreira (Albin) et Jean-Sébastien Bou (Claude).

 

Aujourd’hui, la création d’un opéra fait événement. Quand le sujet, inspiré du Claude Gueux de Victor Hugo, évoque l’univers carcéral et la peine de mort, et se trouve mis en livret par l’ancien Garde des Sceaux Robert Badinter, artisan de son abolition en France, l’enjeu artistique se double d’un enjeu éthique voire politique que la présence dans la salle, au soir de la première, de l’actuelle Ministre de la Justice Christiane Taubira renforce d’une dimension médiatique certaine.

Etonnamment, on ne retrouve pas dans le livret de Robert Badinter la complexité de la nouvelle de Hugo, qui aborde la peine de mort non sous l’angle de la dénonciation pure mais selon une mise en abyme inattendue. Qu’en 1834 la misère sociale comme la cruauté des conditions de détention puissent mener un homme à voler puis à tuer, que Hugo se fasse le porte-parole – l’avocat de la défense, pourrait-on dire – de ce cheminement fatal, rien d’étonnant. Mais qu’il le fasse en montrant Claude s’approprier la logique judiciaire de la peine de mort, voilà qui est plus surprenant… voire problématique : en effet, Claude Gueux ne tue pas le Directeur de sa prison dans un accès de colère ou de souffrance insoutenable, mais bien après avoir posément délibéré de son cas, réuni un jury (ses co-détenus) où un semblant de défense se fait même entendre, annoncé la date et les modalités de l’exécution, et opéré celle-ci publiquement. Voilà bien un sujet autrement plus épais et difficile à manier, qui aurait pu – aurait dû ? – être au cœur de la réflexion du librettiste : s’agit-il de dénoncer la peine de mort lorsqu’elle s’applique « injustement » à un homme poussé au meurtre par les contingences sociales et humaines, mais de la comprendre lorsqu’elle émane de cet homme même, faisant comme « justice » lui-même ?

Par ailleurs, le Directeur de Victor Hugo a une position complexe et multiple vis à vis de Claude Gueux – il en jalouse l’autorité mais s’en sert également ; relativement distant, pour toute raison donnée à son arbitraire froid, il répond « parce que ». Cette figure allégorique, qui renforce ainsi le caractère aveugle, abstrait et systémique – de fait, pré-kafkaïen – de l’injustice dont est victime Claude, devient sous la plume de Robert Badinter un être sanguin et hargneux, qui répond désormais « parce que je le veux » : ce portrait différent et ces trois mots ajoutés suffisent à rendre le personnage plus manichéen et, surtout, à le réduire à un caractère – mauvais – au lieu d’en faire l’expression d’un système. La souffrance de Claude et sa révolte s’en trouvent d’autant amoindries.

Passé ces réserves, reste un sujet fort, un protagoniste puissamment dessiné, et certaines belles options dramaturgiques : l’amitié d’Albin et Claude, du faible et du fort, du jeune et du mûr, chaste certes mais déjà hors norme chez Hugo, devenant ici ouvertement homosexuelle. Le texte de Robert Badinter dénonce à mots couverts la promiscuité et la violence sexuelles des prisons – Albin le « beau gosse » échangé comme une « balle de ping-pong » d’un détenu à l’autre –, quand la mise en scène d’Olivier Py porte crument le fer dans la plaie, appelant un chat un chat – en l’occurrence, un viol collectif. Quant à la voix de Hugo, elle devient ici chœur antique, sous la forme d’un prologue et d’un épilogue, et d’un commentaire choral qu’Olivier Py place frontalement en fond de scène, spectateur inversé du drame qui se joue devant le public.

La partition de Thierry Escaich, riche de couleurs et de textures vibrantes, faite de superpositions tuilées et moirées dans leur nuance comme dans leur langage, séduit et véhicule un vrai lyrisme auquel contribue une distribution de tessitures variée et une écriture vocale lisible où l’on entend parfois l’héritage de Ravel ou de Poulenc. Le contre-ténor d’Albin semble le juste complément du baryton de Claude, lui-même confronté à l’autre baryton du Directeur ; la mélopée pour voix de petite fille ajoute à l’ensemble une touche onirique et d’innocence perdue qui, compte tenu de ce monde uniment mâle, n’est pas sans rappeler l’univers de Britten. La richesse et la variété des atmosphères est indéniable, de la déflagration à la rêverie, du long monologue aux discours mêlés, des nœuds dramatiques aux stases réflexives ; pourtant l’architecture de l’ensemble ne ressort pas fortement, et ne donne ni la sensation d’un arc ni celle d’une trajectoire : la réussite dramatique est donc partielle.

Les quatre protagonistes offrent des plaisirs – ou déplaisirs – vocaux opposés : diction noyée dans un vibrato relâché qui fait perdre de vue et le son et le mot, pour le Directeur de Jean-Philippe Lafont ; timbre frêle et prononciation floue pour l’Albin de Rodrigo Ferreira, à l’engagement scénique et émotionnel néanmoins indéniable. Puissance physique et sonore du Surveillant général de Laurent Alvaro (lui aussi dessiné à traits trop gros et trop univoques par le livret), et triomphe absolu pour Jean-Sébastien Bou qui tient, avec Claude, une incarnation et un portrait vocal achevés. Aisance scénique de cascadeur, langage corporel d’une expressivité à fleur de peau, souveraineté permanente du chant : l’interprète domine la distribution, emporte l’adhésion, et est pour beaucoup dans le chaleureux accueil reçu par la production.

Olivier Py était doublement concerné, par la source hugolienne comme par la portée morale de l’ouvrage. Sa mise en scène impose la roue comme motif récurrent et symbolique d’une fatalité irrépressible, d’une vie répétitive, d’un infini de la souffrance : petits Sisyphe(s), les détenus travaillent à la chaîne, et le décor de Pierre-André Weitz devient lui-même l’une de ces machines de travail et de torture, tripalium-tournette manipulé comme à la galère. A livret entier et entièrement noir, mise en scène noire et demie : du viol collectif déjà mentionné aux brimades et sévices accumulés pendant 1 h 30, là encore nous manque un peu de cette épaisseur que Hugo conservait à des situations ambiguës. Les idées les plus belles sont celles qui prennent le plus de distance avec le sordide et le réalisme : ces draps accrochés aux cellules, espoirs d’une fausse intimité dénoncée par les ombres chinoises auxquelles ils servent d’écran ; ce finale qui évite judicieusement le pathos de l’exécution, et laisse soudain le champ libre – et une temporalité alors élastiquement étirée – à une ballerine en tutu, dont les évolutions candides sous une pluie métallisée semblent libérer l’âme de Claude, tournoiement de la grâce substitué au tournoiement du supplice. S’il nous semble que l’opéra dans son ensemble ne tient pas tous ses engagements – à commencer par ce double parrainage Hugo/Badinter, pourtant riche de promesses –, la production n’en demeure pas moins un bel aboutissement, et un bel écrin vénéneux pour le Claude de Jean-Sébastien Bou.

Gageons que l’événement véritable de cette fin mars à l’Opéra de Lyon reste, intelligemment bâtie une fois encore, la programmation originale et cohérente du Festival Justice/Injustice qui, à Claude, associe Fidelio, Le Prisonnier et Erwartung. En soi, un événement artistique et éthique.

C.C.

Dans le cadre du Festival Justice/Injustice de l'Opéra de Lyon, lire aussi le compte rendu de Fidelio et de la soirée Il prigioniero / Erwartung.


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En haut de l'escalier : Jean-Philippe Lafont (le Directeur). Photos Stofleth.