Duncan Rock (Billy Bigelow), Sophie Van de Woestyne (la Secrétaire céleste, Tercelin Kirtley (l'Ami céleste), Leslie Clack (le Gardien des étoiles).
Encore une fois, le Châtelet fait mouche. Sa nouvelle identité parisienne, consacrée au musical, est servie avec une régularité de qualité qu’envieraient bien d’autres maisons lyriques… Paris y découvre aujourd’hui Carousel, une œuvre aussi opératique par ses exigences vocales qu’inventive dans sa dramaturgie. L’ouvrage narre la vie difficultueuse de Billy Bigelow, bon gars trop impulsif qui en vient à battre sa femme et se suicide en la laissant enceinte puis, depuis le Paradis (?), revient l’observer et découvrir sa fille entre-temps devenue adolescente. Improbable, avez-vous dit ? Et pourtant, il s’agit d’un classique aux U.S.A., dont le rare équilibre interne entre peps festif et émotion poignante est, en soi, chef-d’œuvre : d’un grand numéro dansé de fête populaire à un pas de deux classique – ballet chavirant –, d’une valse mécanique à une « scène chantée » à la longueur et à la complexité de structure inouïe, jamais la cohérence n’est prise en défaut ! Les enjeux ? qu’est-ce qu’aimer – bien ou mal –, qu’est-ce que se construire en individu singulier – on a vu plus niais.
Kevin Farrell dirige avec une belle énergie un Orchestre de chambre de Paris qui rend justice à la remarquable partition de Richard Rodgers, à ses grincements oniriques comme à ses envolées exaltées ; et la production d’Opera North (Leeds), mise en scène par Jo Davies, parvient à mêler le naturalisme d’une petite bourgade et de ses habitants à l’abstraction d’enjeux aussi humains que métaphysiques. Quelques parois de bois pour enclore le plateau, quelques jeux de lumières passant du lampion de foire à l’étoile céleste, suffisent à évader le regard et la pensée au-delà des bicoques et costumes fourmillant de détails historicistes ; d’ailleurs, la période choisie– les années 10 et 30 – renvoie à l’Âge d’or du musical et fait un clin d’œil au cinéma hollywoodien – le Ciel, vu en Metteur en scène de notre monde… On avouera avoir eu les yeux embués devant la chorégraphie d’origine d’Agnes de Mille, organiquement liée à la musique et à ses houles internes de passion et d’abandon ; et devant un You Never Walk Alone qui vous prend à la gorge et ferait d’un pessimiste convaincu un fervent disciple de l’Espoir.
Chapeau bas aussi à un plateau vocal d’une homogénéité sans défaut. Du timbre intrinsèquement beau de Duncan Rock (Billy), chant généreux et altier, à l’ample lyrisme de Kimy McLaren (Julie Jordan), du soprano argentin de Rebecca Bottone (Carrie Pipperidge) au ténor satisfait de David Curry (Enoch Snow), en passant par une Lisa Milne sans cesse renouvelée (Nettie), tous maîtrisent parfaitement le voyage permanent entre parlé et chanté, timbre sans apprêt ou « opératisé », jeu comique ou tragique, danse ou action. Un minime regret, comme souvent au Châtelet : l’amplification de voix aussi impeccablement timbrées et projetées est vraiment inutile, et nuit à la palette de nuances de l’ensemble. Mais ce n’est rien face à une réussite qui, si elle doit tout à l’ordinaire d’une formation à l’anglo-saxonne – où voix fry et chant lyrique ne se font pas la guerre, où l’on dose a volo son registre de poitrine selon les moments, et où le théâtre est complet, et heureux – reste, en fait, exceptionnelle.
C.C.
Scène d'ensemble. Photos Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet.