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Laurent Deleuil (Owen Wingrave).


Décidément, c’est l’Opéra national du Rhin qui, depuis 16 ans, répare l’oubli dans lequel la France – mais pas seulement – tient Owen Wingrave, cet opéra composé par Britten pour la télévision et créé en 1971 par la BBC. En 1996 déjà, c’est l’OnR qui en proposait la création française – et en français – sous la direction de Claude Schnitzler. Cette année, c’est la baguette de David Syrus (assistant de Stuart Bedford lors de la création scénique de l’ouvrage au Covent Garden en 1973) qui préside à sa première production en anglais.

Pourtant, on ne peut que regretter que l’ouvrage ne soit pas mieux connu et plus souvent donné. Il partage avec Le Tour d’écrou un univers littéraire – Henry James – oppressant et mystérieux ainsi qu’un resserrement dramaturgique aux implications elles-mêmes étouffantes – un huis clos dans une demeure écrasée par le poids des générations. Dernier rejeton de la lignée Wingrave, le jeune Owen décide, contre l’avis et le mépris de tous, de renoncer à faire ses classes dans la prestigieuse école d’officiers de Paramore : la guerre le scandalise, la paix est sa foi. Acculé par sa fiancée à prouver son courage en passant une nuit dans la chambre hantée du manoir familial, il y mourra. Aiguillonné par le support télévisé, Britten compose sa partition en fondus-enchaînés et superpositions de scènes façon split-screen, et tisse ensemble horreur et empathie à force de dodécaphonisme mêlé à la modalité, de brutalités percussives voisinant avec une épure d’inspiration populaire qui culmine dans la ballade du Narrateur : « There was a boy », sommet de nostalgie malsaine, entre berceuse et chant funèbre.

La nouvelle production de l’OnR, créée à Colmar en ce mois de mars et présentée à Mulhouse en avril puis à Strasbourg en juillet prochains, réussit à rendre compte des différents aspects l’œuvre par la plus grande simplicité. Les décors de parois noires et mobiles d’Eric Soyer permettent des déplacements fluides et aménagent des espaces de jeu cloisonnés permettant la simultanéité. Un minimum d’accessoires pour évoquer plutôt que pour décrire, un usage bienvenu de la vidéo (Renaud Rubiano) pour une galerie de portraits d’ancêtres soudain animés, sont autant d’atouts pour se concentrer sur une direction d’acteurs qui s’intéresse à chacun en ne quittant jamais des yeux l’ensemble : la mise en scène de Christophe Gayral reste d’une grande modestie en ce qu’elle n’appose pas de relecture ou de temporalité explicative, mais sert l’œuvre avec d’autant plus de justesse peut-être. Costumes aidant discrètement, les obsèques militaires poignantes rendues au jeune Wingrave et entrevues dès le Prélude en flash forward, comme la liste infinie de noms britanniques morts au combat et défilant en marge du tableau final (une pietà qui n’est pas sans rappeler celle de Robert Carsen pour The Turn of the Screw, justement) saisira le spectateur d’un vertige « post-45 » qui creuse la question de l’œuvre (pacifisme / nécessité de l’engagement) dans toute la complexité de sa réponse…

La production est celle de l’Opéra Studio : jeunes chanteurs et jeunes voix, qu’une certaine verdeur trahit encore parfois – c’est notamment le cas de Sévag Tachdjian, dont l’anglais est encore peu idiomatique et dont le chant trop uniment forte dessine un Spencer Coyle assez monovalent. Mais la préparation est un sans faute, et l’engagement de troupe très équilibré – parfaitement apparié, en outre, au format réduit du Théâtre de Colmar. Le Franco-Canadien Laurent Deleuil est un Owen Wingrave intérieur, digne, toujours juste mais peu puissant – de plus amples graves serviraient mieux la révolte de son personnage. Quatuor de femmes joliment équilibré avec Mélanie Moussay (Miss Wingrave), Kristina Bitenc (Mrs Julian), Sahara Sloane (Mrs Coyle) et la Kate investie de Marie Cubaynes. Ténors complémentaires avec le Narrateur (et Sir Philip) stylé de Guillaume François et le Lechmere « joyeux drille » de Jérémy Duffau. Seul bémol – comme à Strasbourg dernièrement pour La Petite Renarde Rusée et l’écriture de Janacek –, la partition de Britten dépasse les possibilités de raffinement et de virtuosité de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, que la direction de David Syrus s’emploie avant tout à assurer et conforter, plus qu’à ciseler vraiment.

C.C.

Lire aussi notre édition d’Owen Wingrave (couplé avec Le Tour d’écrou) : ASO n° 173.


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Au second plan : Kristina Bitenc (Mrs Julian), Marie Cubaynes (Kate), Guillaume François (Sir Philip Wingrave), Mélanie Moussay (Miss Wingrave). Au premier plan : Laurent Deleuil (Owen Wingrave). Photos Alain Kaiser.