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Elena Mosuc (Lucrezia Borgia), Charles Castronovo (Gennaro), Paul Gay (Duca di Ferrara).

La mort vous va si bien…

Il faut, parfois, accepter de jouer le jeu. Pas forcément parce que la Monnaie de Bruxelles nous avait conviés à une expérience hors les murs, dans le cadre quelque peu déroutant du Cirque Royal, une salle fin-de-siècle froidement renouvelée au milieu du siècle passé. C’est que, à l’entrée de la salle, un roulement de grosse caisse, sourd et interminable, accueille le spectateur dans une atmosphère on ne peut plus sombre : trois gigantesques sculptures, placées aux coins du parterre, sont reliées à une quatrième, gigantesque, qui trône au milieu de la salle. Il s’agit d’une colossale jupe noire, qui s’ouvre, au milieu, comme un rideau de théâtre – d’où sortiront, en effet, les personnages du spectacle – et qui est surmontée par un corsage découvrant une généreuse poitrine tatouée et une croix rouge. Finement et mollement repliée tout autour de la salle, l’étoffe de cette jupe, noire et translucide, réunit en une étreinte fatale les trois autres sculptures – un clown aux grimaces affreuses, Joker aux cheveux rouges comme des flammes ; une mater dolorosa en prière, le sein transpercé d’un glaive ; et la mort, couronnée d’or et de noir. C’est sous l’influence de ces forces opposées que le talent provocateur du metteur en scène Guy Joosten situe Lucrezia Borgia (1833) de Gaetano Donizetti, œuvre peu jouée et disparue des scènes belges depuis désormais presque deux siècles.

Ce dispositif scénique (dû au designer et plasticien Johannes Leiacker) a, certes, l’avantage de proposer une multiplicité de points de vue, en lieu et place d’une vision frontale du spectacle, ce qui paraît comme une réponse conséquente au choix du Cirque Royal ; et surtout de placer l’ouvrage dans un univers loufoque et fantasque, entre pop et kitsch, Le Magicien d’Oz et Alice in Wonderland, l’expressionnisme flamand et les visions apocalyptiques de James Ensor, à mi-chemin entre une fête foraine et un carnaval cauchemardesque et sinistre. L’orgie vénitienne du prologue tout comme le banquet du final bénéficient d’une direction d’acteurs à la virtuosité époustouflante, la psychologie des personnages – notamment le rapport ambigu entre la protagoniste et son fils Gennaro – est creusée avec autant d’intelligence que de sens du théâtre. Et pourtant, on ne peut pas s’empêcher de se demander, à la fin du spectacle, si tout ceci enrichit vraiment la dramaturgie de la Lucrezia Borgia de Donizetti, qui hérite de l’esprit sulfureux de la tragédie de Victor Hugo mais le sublime dans une page d’inoubliable magistère belcantiste. Si bien que le plus grand mérite de la mise en scène est, probablement, de ne concéder aucune trêve au spectateur, même pas le temps de se poser une question si capitale – hélas sans réponse !

La sonorité inquiétante et vaguement disco du début devait laisser la place, fort heureusement, à une réalisation musicale fort soignée, capable, surtout, d’assurer un équilibre sinon miraculeux, du moins plus que satisfaisant entre le plateau et l’orchestre, cantonné dans un coin de la salle, derrière les plis de l’omniprésente jupe noire. A sa direction, Julian Reynolds, spécialiste de l’opéra italien du primo Ottocento, était non seulement en mesure de coordonner toutes les forces vocales convoquées à cet effet – à partir des chœurs, solidement préparés par Martino Faggiani –, mais surtout de se montrer soucieux d’une continuité et d’une concision narrative qui assurent la réussite de la partition. On aurait aimé entendre une présence concertante des bois plus sonore et émotionnelle et un jeu dynamique plus nuancé, mais les conditions de la salle n’étaient certes pas favorables à un travail plus ciselé.

Mais si on est rapidement séduit par ce spectacle, c’est que l’affiche réunie est de premier ordre, à commencer par tous les comprimari, surtout l’excellent quatuor des amis de Gennaro, Roberto Covatta (Liverotto), Stefan Cifolelli (Vitellozzo), Jean-Luc Ballestra (Petrucci) et Tijl Faveyts (Gazella), avec l’effrayant Rustighello d’Alexander Kravets. Maffio Orsini, un des plus célèbres rôles en travesti, trouve en Silvia Tro Santafé une interprète accomplie voire décidément sympathique, au timbre charnel et à la virtuosité sans défauts : sa ballade du dernier acte, « Il segreto per esser felici », figure parmi les moments les plus réussis de la soirée. Moins à l’aise dans ce répertoire, Paul Gay campe un Alfonso d’une rare subtilité, autoritaire et perfide, tandis que Charles Castronovo, dans le rôle de Gennaro, confirme être l’un des meilleurs ténors donizettiens du moment. D’une belle musicalité, le New-Yorkais possède une excellente maîtrise technique et du legato (« Di pescatore ignobile ») qui l’aide à composer un personnage à la fois nostalgique et blessé, songeur et troublé, emblème d’un héroïsme romantique désormais replié sur soi-même.

Et ce même teint, empreint de mélancolie et de tristesse, appartient aussi à la bouleversante Lucrezia d’Elena Moşuc, qui faisait ses débuts dans ce rôle redoutable. La chanteuse semble avoir parfaitement assimilé la leçon d’une Caballé : si le premier air est simplement irréprochable, le duo avec Gennaro (« Ama tua madre, e tenero ») met en lumière tout le raffinement de sons filés en pianissimo, qui font le charme discret mais irrésistible de cette mère, femme aimante et prête à tout pour son fils. Mais c’est dans le rondo final, après la mort de Gennaro, que le soprano roumain déploie un vrai talent de tragédienne, indispensable pour interpréter non seulement le mimodrame conçu pour Méric-Lalande, la créatrice du rôle, mais surtout pour magnifier une écriture vocale qui métamorphose les déchirements d’une mère coupable en plainte élégiaque – éloquemment soutenue par des roulades et des passages de registres qui cessent d’évoquer la noirceur vindicative de la duchesse pour déployer la vision d’un abîme de désespoir. Et, soudain, la mort la rend si belle…

G.M.


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Vue d'ensemble. Photos Clärchen und Matthias Baus.