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D’étranges rêves, comme des soleils couchants

« Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau !La vie n’est qu’une ombre qui marche… »
William Shakespeare, Macbeth, V/5.

De pierre. C’est avec cette matière minérale et solide qu’Antonio Galli Bibiena, architecte et peintre décorateur appartenant à l’illustre famille de scénographes italiens, choisit de bâtir le Teatro Comunale de Bologne, édifié sur les décombres du vétuste Teatro Malvezzi qui avait brûlé de fond en comble en 1745, suivant le même sort de tous les théâtres baroques en bois. La nouvelle salle, soutenue financièrement par la municipalité, fut solennellement inaugurée le 14 mai 1763, par une création de Christoph Willibald Gluck, Il Trionfo di Clelia, sur un livret du poète Métastase. Partagée entre les bicentenaires de Verdi et Wagner, ville verdienne et wagnérienne à même – et juste – titre, Bologne fête par conséquent, en ce 2013, un troisième anniversaire, le 250e de l’ouverture de son théâtre lyrique. Ainsi, la nouvelle saison du Comunale vient d’être inaugurée par Macbeth de Verdi, pour se clôturer, en janvier 2014, avec un hommage à Wagner (Parsifal, une reprise de la production belge de Romeo Castellucci), mais n’oublie pas de remettre à l’honneur le dramma per musica de Gluck, qui sera repris le 14 mai prochain dans une nouvelle édition critique, préparée pour cette occasion.

De lumière. C’est d’énergie, et non point de matière, que Bob Wilson construit son Macbeth, lors de sa deuxième rencontre avec un opéra de Verdi après une Aida en 2002, plusieurs fois reprise dans le monde entier. Une ligne droite de néon sépare et divise la salle de la scène, éteint les stucs qui décorent finement l’espace théâtral pour éclairer les profondeurs de l’âme des protagonistes. Dans le noir, un croissant de lune se lève et se reproduit sans cesse, seule projection d’une femme stérile, immobile dans une nuit impénétrable et mystérieuse. Or c’est justement dans l’absence de lumière que l’action surgit, se déroule, parvient à la catastrophe. Point de lumière lorsqu’apparaîtront les sorcières – quelques éclairs à peine dans un ciel noir, des boucliers illuminés pour protéger ces présences mobiles et imprévisibles ; point d’espoir même au moment des prophéties, qui annoncent un avenir de gloire aux deux héros de retour du combat. Parce que le soleil se lèvera seulement lors de la sortita de Lady Macbeth, mais ce sera un soleil noir, angoissant et spectral, miroir des ténèbres qui habitent la protagoniste. De là une interprétation éblouissante de l’opéra, où les rêves de pouvoir alternent avec des apparitions subites, des présences fantasmatiques et fantasques, des masques qui ôtent toute manifestation de sentiments. On n’oubliera pas facilement des moments fulgurants, comme la « musica villereccia » qui accompagne l’arrivé du Roi Duncan et de sa suite, où l’on assiste à un cortège presque surnaturel de silhouettes à la fois anthropomorphes et zoomorphes, comme si toute la nature participait au délit qui s’apprête ; ou encore le meurtre de Banco, pendant une nuit verte et livide, juste un geste qui coupe le souffle du général sous un soleil orangé et métallique ; ou les hallucinations et les apparitions qui hantent l’esprit de Macbeth, pendant le banquet et au troisième acte, stylisées dans leur essence incorporelle et prodigieuse. Souvent accusé – et pour cause – de créer un théâtre glacial et inanimé, ici Wilson donne (ou, plus correctement, enlève) une substance au fantastique prôné par le compositeur, utilisant son proverbial penchant pour des gestes figés et des architectures épurées pour dévoiler un monde de rêves étranges, une quête du trône toute intérieure et pour cela minutieusement calculée, une absence d’humanité à la fois accablante et fascinante, suspendue hors du temps dans un espace purement mental et illusoire.

De la pierre et de la lumière surgit, impérieuse, la musique de Verdi. On ne s’étonnera pas, alors, si l’Orchestre du Comunale, placé sous la direction de Roberto Abbado, n’a pas un « beau » son. Car Macbeth est, avant tout, un opéra d’excès : que ce soit dans les déflagrations des cuivres, à faire trembler le théâtre, ou bien dans les sonorités stridentes des bois, véritables ricanements de menaçantes sorcières. L’héritage donizettien et son goût pour la présence d’instruments concertants se conjugue alors à une recherche sonore inusitée, à une dynamique débridée et presque sauvage, à un sens du récit toujours délibérément haché et fragmentaire. La partition acquiert ainsi une profondeur musicale que les images amplifient, de façon expressionniste, d’autant plus que la distribution s’adapte à merveille à ces choix dramaturgiques. La Lady Macbeth de Jennifer Larmore a fait couler beaucoup d’encre. Rossinienne jadis, mezzo actuellement, elle maîtrise désormais avec difficulté le registre aigu – fort prudemment, d’ailleurs, son somnambulisme évite le contre- bémol final. Mais finalement quelle personnalité, quelle intelligence du rôle ! Bloquée dans un costume qui en sculpte et redessine la silhouette, immobile sous les rayons et les ombres de mobiles iridescents – hommage aux jeux de lumières des installations de Calder –, Larmore anime sa Lady uniquement par sa voix, qui n’est pas belle mais magnétique, presque jamais homogène mais saisissante. Lors de la scène du somnambulisme, lorsque Wilson lui fait traverser le plateau pour suivre la trajectoire de sa névrose, l’étude sur l’articulation des consonnes restitue un relief impressionnant à la honte du guerrier (la « vergogna » du « guerrier ») tout comme au sang du vieillard qu’aucun parfum ne pourra laver (« pria ti sbratta »).

De pierre et de sang, à côté de Larmore, sont l’excellent Macbeth de Dario Solari, qui a le seul défaut d’une voix trop jeune et trop belle pour les expansions mélodiques et les craintes indicibles du protagoniste ; le remarquable Banco de Riccardo Zanellato, l’image même de la solidité hiératique ; et le rayonnant Macduff de Roberto De Biasio, timbre authentiquement verdien au phrasé aristocratique, à l’élan passionné et généreux. Car c’est grâce à lui que triomphe la lumière, élément irremplaçable de l’esthétique wilsonienne : la fin de Lady Macbeth se passe même de décor – il suffit d’un ciel étoilé et deux murs qui se renferment progressivement – pour se terminer dans le noir, tandis que Macbeth est englouti comme une ombre dans une forêt toute rougie après la bataille.

Sur un plateau vide, le jour se lève sur un ciel blafard.

G.M.

Lire aussi notre édition de Macbeth : ASO n° 249


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Photos Rocco Casaluci.