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Un nid de souvenirs

Un fantôme rôde dans l’imposant vaisseau de La Scala : plus qu’un opéra, Nabucco, créé dans cette même salle le 9 mars 1842, est un véritable symbole de l’italianità, œuvre-phare non seulement du Risorgimento mais de l’identité nationale italienne tout court. Après Falstaff, c’est donc au premier chef-d’œuvre verdien que revenait la lourde tâche d’enflammer le public, dûment intégré par des présences internationales sensibles aux sirènes de l’authenticité assurée par le théâtre milanais. Les dix premières minutes du spectacle sont absolument formidables, et pour plusieurs raisons. Au pupitre, Nicola Luisotti connaît sur le bout des doigts le répertoire italien de l’Ottocento, ses conventions et ses exigences, ce que les premières créations verdiennes demandent : une rigueur et un brio certes belcantistes, mais aussi un son, une pulsation rythmique, une urgence dramatique difficiles à saisir et encore plus à recréer. Il faut charger mais pas surcharger, savoir trancher, être en même temps impérieux et inspiré. Or l’orchestre dirigé par Luisotti est tout ceci et même plus : virtuose et serré, pompier et pourvu d’un sens de la narration toujours très efficace. C’est pourquoi toute l’Introduction, soutenue par la présence compacte des chœurs préparés de façon magistrale par Bruno Casoni, met le feu aux poudres et enflamme l’auditoire. Sur la scène, les images sont elles aussi saisissantes : pour fuir l’invasion des ennemis, les Juifs se réfugient dans un cimetière, à l’ombre de stèles funéraires, tandis qu’une vidéo amplifie sur la toile de fond les affres des persécutés. On retrouve alors toute la fougue du jeune Verdi, les aspirations et les souffrances des patriotes italiens tout comme la référence (inéluctable ?) aux déportations de l’Holocauste, bref la valeur universelle de Nabucco. Les aiguilles des montres tournent et, deux heures plus tard, l’impression est toutefois bien plus mitigée. Tout d’abord quant à la mise en scène, signée par Daniele Abbado. Une fois le cimetière détruit, la scène d’Alison Chitty reste tristement, inutilement vide, remplie uniquement par des statues stylisées de divinités païennes, destinées elles aussi à s’écrouler à la fin de l’opéra. Envahi par les sables du désert, le plateau est toujours glissant et mobile, belle intuition qui laisse présager le destin instable des protagonistes : intuition qu’on oubliera – hélas ! – assez vite. Dans un camaïeu de gris, les costumes, inspirés de la Deuxième Guerre mondiale, n’ajoutent rien à une vision de l’œuvre déjà vue depuis une bonne cinquantaine d’années. Du vert malachite au noir, en passant par le bleu et le gris, les belles lumières d’Alessandro Carletti tentent en vain de donner profondeur et relief à l’action : les vidéos de Luca Scarzella s’estompent dans une banalité sinistre, mais surtout la totale absence d’idées, d’approches interprétatives et de direction d’acteurs, rend l’ensemble progressivement vague, indéfini, creux. Pour sa part, Luisotti s’efforce de donner une cohérence au spectacle, et il faut reconnaître qu’il y parvient : malgré ces réserves, Nabucco tient solidement la route, grâce à la belle tenue d’un jeu dramatiquement contrasté, à la capacité – assez rare – de respirer avec les chanteurs et de donner aux concertati l’ampleur d’un souffle parfaitement, lyriquement maîtrisé. On regrettera toutefois que l’adoption de l’édition critique de Roger Parker ne soit pas accompagnée d’un véritable respect du style vocal de l’époque : tous les da capo sont systématiquement dépourvus de variations, comme si la lettre de la partition était plus importante que son esprit. La preuve vient de la distribution, qui a souffert de quelques modifications majeures de dernière minute. Dans le quintette des protagonistes, seule Veronica Simeoni est une Fenena musicale et accomplie, à l’aise dans le legato de sa prière au dernier acte. On évitera de s’arrêter sur l’Ismaele vociférant d’Aleksandrs Antonenko pour souligner combien Vitalij Kowaljow et Liudmyla Monastyrska sont fiables en Zaccaria et Abigaille : la basse déploie une éloquence noble et stylée, le soprano possède une voix de belle graine et, surtout, très ductile, capable de colorer et nuancer un phrasé toujours soigné. Mais on les cherchera en vain sur la scène, puisqu’ils sont toujours au deuxième plan, lui en robe grise et elle en paletot noir, dépourvus d’insolence et d’autorité, incapables de sortir les griffes, de faire preuve d’une perfidie sublimée dans des raffinements vocaux certes bienvenus mais néanmoins insuffisants pour ces rôles. C’est pourquoi il faudra finalement s’unir aux applaudissements qui ont plébiscité le Nabucco de Leo Nucci, arrivé aux dernières répétitions pour remplacer le protagoniste initialement prévu. Il serait injuste de mettre en évidence les défauts d’une vocalité que trop de printemps ont progressivement usée. Mais attendez qu’il arrive sur scène, qu’il détruise le cimetière juif, qu’il se proclame dieu, qu’il devienne fou : autant de leçons de chant verdien, pour apprendre comment sculpter la parola scenica, lui insuffler toute son ampleur et sa signification, composer un portrait d’une rare, bouleversante humanité. Grâce à lui on retrouve la mémoire d’un héritage culturel, de toute une civilisation – non seulement musicale – que ce bicentenaire devrait sauvegarder, valoriser, patrimonialiser.

G.M.

Lire aussi notre édition de Nabucco : ASO n° 86

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Photos Rudy Amisano / Teatro alla Scala.