Ambrogio Maestri (Falstaff) et Fabio Capitanucci (Mr Ford en SignorFontana) à l'auberge de la Jarretière.
Il dissoluto gabbato
Enfin Verdi ! Non sans susciter discussions et polémiques, La Scala a bien voulu attendre le début de l’année 2013 pour inaugurer les célébrations pour le bicentenaire de Giuseppe Verdi : cent vingt ans exactement après sa création milanaise, Falstaff a été choisi pour ouvrir un parcours à rebours dans la production verdienne, un itinéraire que cette comédie projette d’un seul coup vers le siècle à venir et son théâtre musical. Et l’on se réjouit de retrouver l’ultime chef-d’œuvre verdien confié à un orchestre qui – sous la houlette dynamique et sensible de Daniel Harding – devient une pâte mobile et imprévisible, tantôt épaisse, tantôt subtile et insinuante, un véritable miracle dans les madrigalismes du deuxième acte – pour imiter le poids du « sac d’argent » du signor Fontana – ou dans l’amplification des savoureux jeux de mots du grand finale. Grinçant et ironique, c’est un Falstaff tourné vers les avant-gardes du xxe siècle que Harding rêve et met en évidence dans la transparence du tissu instrumental : raison pour laquelle il aurait dû éviter la dilatation des tempi des concertati, surtout lors de la magistrale, vertigineuse fugue finale, lorsque la perfection d’un implacable mécanisme d’horlogerie doit régir les ensembles.
On a beau discuter de la distribution – le sport préféré du public de La Scala… – quand on propose une affiche digne du plus grand théâtre d’Italie. Qu’il nous soit alors permis de commencer par les derniers, à savoir le Dottor Cajus percutant de Carlo Bosi, le meilleur comprimario aujourd’hui imaginable, dans la droite et inégalable lignée d’un Piero De Palma ; ou encore l’exubérance espiègle et calculée de Riccardo Botta et Alessandro Guerzoni, le couple de larrons Bardolfo et Pistola à la tenue vocale simplement parfaite. Les deux jeunes premiers sont, pour une fois, vraiment jeunes : ce qui permet de découvrir la fraîcheur et la candeur de la Nannetta d’Ekaterina Sadovnikova (voix minuscule mais très bien projetée vers la salle) et le legato stylé, la belle expansion mélodique du Fenton d’Antonio Poli, leggero mais rond, songeur à souhait. Quant aux joyeuses commères, on ne peut qu’employer des superlatifs pour la Meg Page de Manuela Custer tout comme pour la Quickly de Marie-Nicole Lemieux : pétillant contrepoint pimenté aux smanie d’Alice – la première, irrésistiblement drôle et épatante, la deuxième, que le public parisien pourra redécouvrir d’ici peu dans ce même rôle. Mr. et Mme Ford (Fabio Capitanucci et Carmen Giannattasio) sont, hélas, les points faibles de la distribution, puisqu’on en admire l’engagement sur scène, mais moins le manque de personnalité, voire de présence vocale.
Sur tous et toutes remporte un véritable, authentique triomphe le Falstaff d’Ambrogio Maestri – lui aussi prochainement à Paris – qui a étudié ce rôle avec Muti et Strehler et qui est, aujourd’hui, le meilleur Falstaff qu’on puisse rêver : imposant, solennel, auto-ironique mais toujours digne, au phrasé imposant et plastiquement coloré, d’une puissance capable de remplir toute la salle du théâtre tout comme d’un chant à fior di labbra raffiné et savant. Un portrait sensible, intelligent et mesuré, magistral dans un troisième acte où le premier monologue cède la place, après la burla, à une humanité sincère et émouvante, vite partagée avec le public.
Car c’est lui et nous que la mise en scène de Robert Carsen interroge – aujourd’hui à Milan mais hier à Londres, pour un spectacle dont Chantal Cazaux s’est déjà occupée dans ces colonnes (lire ici). D’un côté à l’autre de la Manche, on y retrouve alors le British humour d’une Angleterre des années Cinquante où se croisent les fastes – certes un peu démodés, mais ô combien riches de charmes ! – d’un pancione toujours séduisant, et la résistible ascension d’une middle class que Brigitte Reiffenstuel habille de façon élégante – trop, parfois, comme pour la Quicky en mauve et orange au chapeau dynamité… À travers les sobres boiseries sculptées par Paul Steinberg, les salles d’un club réservé aux hommes – avec de magnifiques estampes équestres aux murs – et une cuisine hyper-équipée « à l’américaine », selon la définition de l’époque, on célèbre le plaisir retrouvé de dîners déjà consommés et de gâteaux à préparer, occupation privilégiée des adultes et des plus jeunes, et même par un cheval, impassible interlocuteur qui déguste son avoine pendant que Falstaff s’en prend au « mondo ribaldo » qui l’entoure. Un lit énorme, véritable objet transitionnel des mises en scène de Carsen, assure toutefois à la comédie un arrière-goût de désirs inassouvis et d’espoirs naissants, un ton tendre et songeur, qui culmine au dernier acte quand l’auberge de la Jarretière soudainement s’ouvre sur un ciel étoilé, dans un parc de Windsor où seront célébrés les jeux de l’amour et du hasard : avant une dernière « risata final », qui retentit autour d’un banquet pantagruélique auquel nous sommes tous – quoique gabbati ! – chaleureusement conviés.
G.M.
Lire aussi notre édition de Falstaff : ASO n° 87-88
et notre numéro spécial Opéra et mise en scène : Robert Carsen, ASO n° 269
Ambrogio Maestri (Falstaff). Photos Rudy Amisano/Teatro alla Scala.