Alexandre Kravets (Il Maestro di Ballo & Un Lampionaio), Eva-MariaWestbroek (Manon Lescaut), Tomasz Wygoda (Mr Eye), GiovanniFurlanetto (Geronte de Ravoir).
Warlikowski Touch
Premier départ à 6 h 40. Une énorme horloge électronique clignotant au-dessus de la scène signale le temps qui passe, qui presse, qui avance de façon inéluctable. Après avoir consulté le plan des lignes, une jeune femme au visage impénétrable – imper rouge, lunettes de soleil – monte dans un train, en compagnie d’une foule anonyme, grise, dépourvue d’identité. Recroquevillé sur les chaises du métro, un jeune homme soudain se réveille et assiste à la scène, ensorcelé par la femme – par cette femme, ou plutôt par l’image de la femme. Avec lui, un technicien de surface qui s’amuse en chantant un madrigal, tout un demi-monde de voleurs et d’ivrognes qui s’affairent et circulent inlassablement au lever du jour, dans un lieu de passage, une station de métro d’une métropole occidentale – ou bien le gouffre noir, le for intérieur d’un personnage.
Le Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles présente, en ce début d’année, Manon Lescaut de Giacomo Puccini : la nouvelle mise en scène, coproduite avec le Teatr Wielki de Varsovie et le Welsh National Opera, est signée par le directeur de l’opéra polonais, Mariusz Treliński, mais on se croit vite plongé dans un univers à la Warlikowski, vu le recours aux mêmes signes scéniques, à une approche dramaturgique tout à fait semblable. Car on y retrouve un décor (Boris Kudlička) qui ne l’est pas, toujours éclairé (Felice Ross) en diagonale, avec des images vidéo (Bartek Macias), en fond, pour évoquer tantôt des visages de femmes, tantôt l’horizon solitaire et fourmillant des gratte-ciel d’une ville, pendant la nuit. Mais le but est autre, cette fois-ci : par l’entremise d’un diaphragme – un rideau ou un cadre, renfermant les événements, ou bien des parois mobiles, à l’image des portes de train qui se ferment ou d’un écran de cinéma –, le plan de la scène est divisé en deux, partagé entre le réel et l’imaginaire, la projection extérieure et le labyrinthe intérieur, le souvenir et les rêves, leur nostalgie et leur regret. Un personnage les habite, Renato Des Grieux, le seul capable de percer l’écran, d’amorcer une errance douloureuse à la recherche de Manon, d’une femme, de l’obscur objet du désir qui le hante, le poursuit, l’accable. L’imaginaire théâtral de Treliński se fond alors avec tout un répertoire cinématographique (de Fellini à Antonioni, de Buñuel à Lynch, de Kubrick à Almodovar) obsédé par l’énigme insondable de la féminité – d’où une Manon qui change tout le temps d’aspect, à la fois diva hollywoodienne et oiseau de nuit hopperien, fantasme toujours éblouissant pour lequel Des Grieux croit, veut sacrifier son existence.
Maints détails dramaturgiques font preuve d’une recherche capable d’approfondir la psychologie des personnages. Ainsi pour Geronte di Ravoir, le protecteur de Manon, dont on exalte la fonction tout au long de l’opéra, véritable rival – vicieux, riche et finalement assez jeune – que Des Grieux doit combattre : dans les deux premiers actes, bien évidemment, mais aussi au troisième, lorsqu’il assume le rôle du Capitaine et accorde son consentement au départ de sa pupille, un départ pourtant assez illusoire car voué à l’échec. Et ces détails illuminent la structure de base de tout l’opéra, dont on assume enfin le caractère délibérément elliptique pour mettre en évidence l’idée de voyage : au début du premier acte, certes, mais aussi dans le troisième, lors du départ vers le Nouveau Monde ; puis finalement au quatrième, quand la routine d’un nouveau jour s’impose sur un plateau encombré des débris accumulés tout au long de l’action, avec ses rêves de tous les jours, ses blessures toujours ouvertes, le désir de s’évader avec le premier train. Et c’est là que Manon quitte Des Grieux définitivement, pour une fois « sola, perduta e abbandonata » car son amant s’est déjà tourné vers une autre fille, qui lui rassemble de façon étrange et inquiétante.
Raconter une telle Manon Lescaut en quatre volets – la matrice, le pouvoir, la chute, entre les mondes, selon la redistribution du dramaturge Krystian Lada –, selon une approche novatrice mais en même temps respectueuse d’une italianità marquée par la « passion désespérée » prônée par Puccini, telle était la tâche de Carlo Rizzi, à la tête d’un orchestre tout en souplesse et d’un chœur dirigé avec une grande maestria par Martino Faggiani. Grâce à sa baguette on redécouvre le raffinement harmonique de la partition, mais surtout une urgence expressive, une pulsation vitale, haletante, qui adhèrent parfaitement à la représentation scénique. Et on remarquera avec plaisir l’attention réservée au célèbre Intermezzo, véritable creuset wagnérien de l’œuvre, où les passions du deuxième acte sont désormais cristallisées et comme sublimées dans une recherche de timbres, de nuances, de coloris, véritable bassin de décantation avant la reprise de l’action.
Mais toute la distribution, sans pourtant exceller, mérite d’être écoutée : à commencer par la Manon d’Eva-Maria Westbroek, qui n’a pas les charmes mais a le tempérament du personnage, voix torrentielle avec un arrière-goût mélancolique et sombre, qui semble vouloir anticiper dès le début la catastrophe finale. La générosité et la vaillance juvénile de Brandon Jovanovich conviennent parfaitement à un Des Grieux brûlant de passion – d’où un duo des retrouvailles impétueux, mais aussi une recherche de couleurs qui sait triompher des aigus forte du finale du troisième acte, mais conserve spontanéité et délicatesse au début et à la fin de l’opéra. On sera très mitigé sur l’Edmondo inintelligible de Julien Dran, mais finalement très convaincu par le Lescaut intrigant et imposant d’Aris Argiris, le Geronte di Ravoir hautain et percutant de Giovanni Furlanetto, jusqu’au Musico pétillant d’ironie de Camille Merckx. D’où une Manon Lescaut nocturne et fulgurante, qui renoue les relations entre un univers apparemment révolu et sa réception contemporaine, miroir troublant d’une solitude désespérée – quoique sans poudre ni dentelles…
G.M.
Lire aussi notre édition de Manon Lescaut : L’Avant-Scène Opéra n° 137
Brandon Jovanovich (Des Grieux), Aris Argiris (Lescaut), Guillaume Antoine (Un sergent & L'Aubergiste), Eva-Maria Westbroek (Manon Lescaut). Photos Karl Forster.