Photo Keith Pattison.
East Side Story
Conquis par les Etats-Unis, Kurt Weill voulait composer avec Street Scene (1947) un véritable « opéra américain ». De fait, si l’ouvrage a été créé à Broadway et si le Châtelet le programme dans sa saison de musicals, s’il s’y apparente d’ailleurs par maints éléments caractéristiques (l’alternance parlé-chanté, une portion – congrue – de danse, un langage souvent tributaire du jazz), Street Scene réclame bel et bien des artistes lyriques rompus à l’opéra et se revendique du genre, de par des lignes vocales souvent larges et tendues, son orchestre touffu et ses incursions vers un expressionnisme harmonique chargé. Toutefois, Street Scene reste moins homogène de ton qu’un Porgy and Bess – le hiatus entre dialogues parlés et chant opératique y est criant, de même que celui entre propos familiers (comptines d’enfant, louanges de l’ice-cream, commérages de ménagères…) et écriture savante voire complexe.
Son livret, issu d’une pièce d’Elmer Rice qui explore en coupe un immeuble populaire – à la façon d’une Vie, mode d’emploi déplacée à Little Italy – ne possède pas non plus la ligne de fuite shakespearienne d’un West Side Story, mais oriente le compositeur vers un ouvrage choral. Son intérêt est donc aussi sa limite : il balaye les atmosphères (du comique au pathétique) comme les personnages, qui composent un melting pot idéal (le Juif polonais et communiste, l’Italien vendeur de glaces, les scandinaves discrets, les Irlandais un rien coriaces à la nouvelle vague d’immigration…) sans évoluer vraiment, ce que revendique d’ailleurs le twist final qui les replace dans leur situation initiale, comme si rien n’avait changé malgré la mort de l’une d’entre eux. C’est en effet un fatalisme lourd qui domine, où le sexe et l’amour sont souvent tristes et sans issue, à l’image d’un atavisme social qui semble dominer les caractères. A cet aspect kaléidoscopique, Kurt Weill répond par un exercice de style(s) qui accuse parfois quelques longueurs : on trouve le jazz et ses sous-genres (motorique syncopée, jungle, blues…), des références typiquement « musical » (Cole Porter entre autres), mais aussi le recours au « grand style » européen (de Stauss à Korngold) pour soutenir la part la plus dramatique de l’action (le meurtre d’Anna Maurrant, l’amour impossible entre sa fille Rose et leur voisin Sam Kaplan). On est donc plus admiratif du patchwork ainsi bâti que véritablement captivé par des destins individuels ou un « ton » général – où l’amateur de L’Opéra de quat’sous ou de Mahagonny ne reconnaîtra certes pas ses petits tant Weill prend ses distances avec sa première manière berlinoise.
La production anglaise qu’héberge le Châtelet (issue de The Opera Group et du Young Vic, sa mise en scène signée John Fulljames est ici reprise par Lucy Bradley) permet en tout cas de découvrir Street Scene avec grand plaisir : la scénographie frontale (décors de Dick Bird) inclut l’orchestre sur deux niveaux, comme s’il « habitait » l’immeuble et ses différents étages ; deux escaliers, un balcon filant et un trottoir – ainsi que quelques bruits urbains enregistrés – suffisent à évoquer métaphoriquement la façade et un quartier grouillant. Tout au plus aurait-on pu masquer les dégagements latéraux, destinés à la sortie de scène des interprètes et rendant leurs déplacements redondants. Direction d’acteurs à l’anglo-saxonne – c’est-à-dire qui ne cède rien à l’oubli scénique –, chorégraphies remarquablement efficaces quant à la gestion du chœur d’enfants (magnifique Maîtrise de Paris… si peu « maîtrisienne » ou « parisienne » ici !) et, enfin, troupe parfaitement investie par l’œuvre.
A part une Greta Fiorentino au vibrato houleux et aux aigus agressifs, tous incarnent musicalement et théâtralement la galerie de portraits de Street Scene avec une verve adéquate. On citera principalement l’Anna Maurrant émouvante et bien tenue de Sarah Redwick, et les interprètes du « couple manqué », Sam et Rose : Paul Curievici ne fait qu’une bouchée d’une partie de ténor très exigeante, sans jamais la faire sonner avec effort et en lui conférant au contraire une souplesse et un galbe toujours stylés et émouvants ; Susanna Hurrel est idéale de rondeur et de lumière, et jamais ne se fait vocalement happer par la « tentation expressionniste » qui pointe ici ou là dans les grands élans que Weill aménage. Tim Murray mène l’Orchestre Pasdeloup à son meilleur sans doute : cela n’exclut pas un manque de brillant et de rutilance, comme de finesse dans les attaques ; mais la palette dynamique parvient à exploser quand il le faut, et la sonorisation discrète des voix s’y intègre de façon équilibrée. Une belle réussite.
C.C.