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« Voici donc les débris du monastère antique… »

Que reste-t-il du bon, vieux grand opéra de Meyerbeer ? Hier encore, à Bruxelles puis à Strasbourg, une intéressante reprise des Huguenots laissait songer à un renouveau d’intérêt pour ce répertoire, pour des spectacles qui jadis avaient fait les riches heures de l’Opéra de Paris, véritable « talisman auquel le public ne saurait résister », selon les auspices de Berlioz. Et pourtant, depuis plus d’un siècle, Meyerbeer et ses opéras réapparaissent assez rarement, presque pour confirmer l’oubli dans lequel on les a ensevelis. A côté d’un incontournable Elisir d’amore, le Royal Opera House de Londres a programmé, pour les fêtes de Noël, une nouvelle production de Robert le Diable, opéra que – le soir du 12 décembre dernier – on a joué pour la 76e fois sur la scène du Covent Garden : quitte à apprendre, par le beau programme du spectacle, que la 73e représentation avait eu lieu en 1890 ! Face à ce trou – de mémoire, mais surtout d’interprétation –, comment restituer l’esprit du grand opéra et du premier chef-d’œuvre meyerbeerien ?

A la tête du magnifique orchestre londonien, on a retrouvé Daniel Oren, défenseur acharné de ce répertoire et surtout de Robert le Diable, qu’il vient de diriger en concert à Salerne, au printemps dernier, et auquel on doit l’écoute intégrale de l’œuvre. Son sens du théâtre, son goût de la narration, sa capacité de mettre en relief les qualités d’une instrumentation désormais pliée à des fins dramatiques, nourris à travers la direction d’innombrables partitions de l’Ottocento italien, sont évidemment hors de doute. Simplement, on s’interroge pour comprendre s’il faut lire Meyerbeer à partir de Verdi ou bien s’il aurait fallu le resituer dans le cadre d’une étude plus attentive de l’évolution de l’écriture orchestrale en France au début du XIXe siècle. Que cette approche aide à redonner le souffle à plusieurs pages de l’œuvre – on pense notamment à la finesse des broderies de l’Introduction, au finale du IIe acte, franchement électrisant, ou bien à la tension qui se dégage dans le mémorable Trio du IIIe acte – est indéniable, mais que l’importance historique de Robert le Diable soit clairement compréhensible est une autre affaire. Et ceci est d’autant plus évident que les chœurs, magistralement préparés par Renato Balsadonna, atteignent ici un niveau de virtuosité difficilement égalable.

Mais les difficultés d’interprétation de ces opéras ne se limitent pas au son de l’orchestre, mais aussi, surtout, aux chanteurs : et la preuve en a été donnée par les remplacements multiples des protagonistes féminines, survenus jusqu’à trois jours avant les débuts du spectacle. Spécialiste du rôle, Patrizia Ciofi est arrivée en troisième pour interpréter le personnage d’Isabelle. Ovationnée par le public, elle fait preuve d’une assurance incontestable, d’une maîtrise raffinée du chant fleuri, d’une belle souplesse dans la vocalisation, parfaitement soutenue sur le souffle. Mais est-ce que cela suffit ? Là où le spectre du belcanto réapparaît, là où l’on rêverait d’une colorature époustouflante, d’une insolence vocale capable d’imposer son personnage par la force des seuls moyens vocaux, on trouve une belle école, une composition accomplie mais rarement éblouissante. Mais c’est déjà beaucoup, comme le prouve l’Alice de Marina Poplavskaya. Soprano, mezzo, Falcon, déjà, qu’est-ce qu’elle est ? C’est une voix importante de soprano dramatique, peu à l’aise dans la colorature, mais très habile à transformer ses défauts techniques en un belle participation émotive, évidente déjà dans son premier air mais surtout dans le Grand Trio final. Bref, c’est une Alice à la Wagner, ce qui est sûrement très intéressant mais pas forcément très approprié. C’est pourquoi, finalement, on apprécie davantage le vaillant Robert de Bryan Hymel, ténor américain au timbre ingrat mais attentif à restituer la vocalité originelle – et impossible – de Nourrit. Pour ce faire, il lutte pour dominer le registre suraigu, s’efforce de composer un héros déchiré entre le Bien et le Mal et parvient à donner une cohérence à ce personnage, Wanderer romantique constamment indécis sur son destin et ses amours. John Relyea, quant à lui, incarne un Bertram plus terrifiant à voir qu’à écouter, plus subtil qu’imposant, un diable intelligent et sensible – comme l’aurait souhaité Gounod – plus que menaçant. La palme du meilleur revient alors, et de plein droit, au Raimbaut de Jean-François Borras, le seul – excellent – représentant de l’école de chant français avec Nicolas Courjal, engagé pour la minuscule intervention d’Alberti.

Mais on a gardé la plus grande déception pour la fin, car elle concerne la nouvelle production de Laurent Pelly – lui aussi, comme le protagoniste de l’œuvre, tristement indécis sur la voie à parcourir. Celle du deuxième degré et de l’ironie, évidemment, dès le premier acte : car sa scénographe, Chantal Thomas, lui propose, en lieu et place du Lido de Palerme avec « tentes élégantes placées sous l’ombrage des arbres », une trattoria avec nappes à carreaux blancs et rouges, lieu où des hommes d’armes se soulagent en buvant un vin de Sicile. Peu après, Raimbaut provenant des froides contrées de Normandie, il est accompagné par un ours dont on suit les évolutions, réglées sur la musique. Quant aux deuxième et quatrième actes, le château d’Isabelle est bâti en miniature, dans un format lilliputien qui tient des architectures de Lego... Certes les lumières acérées de Duane Schuler donnent de la profondeur à l’ensemble, tout comme les costumes acidulés du même Pelly : mais on a du mal à (sou)rire face à une Alice aux nattes blondes, comme une martyre de l’iconographie chrétienne, ou à une Isabelle couronnée d’épines comme le destin qui l’attend. Et le pire arrive au dernier acte, lorsque l’affrontement entre le Ciel et la Terre se matérialise avec l’apparition de machinæ de la tradition baroque, un triomphe de nuées pour Alice et un dragon infernal pour Bertram.

Et pourtant la solution est évidente et présente à l’esprit de Pelly dans le troisième acte, le seul où il s’efforce de faire face à la complexité des enjeux de l’œuvre. Modelés en carton-pâte, les rochers de Sainte-Irène s’inspirent des techniques des décors originaux, mises à jour par l’emploi de projections – les flammes de l’enfer, que la vidéo de Claudio Cavallari réalise d’après le Jugement dernier de Hans Memling – avec un mélange irrésistible de naïveté et de romanesque, à la manière des feuilletons de l’époque. L’envers du décor, au tableau suivant, abritera le cloître du couvent de la Sainte-Rosalie, où les tombeaux des nonnes se superposent et s’accumulent à l’image des « débris du monastère antique », métaphore de tout un genre de théâtre en musique à la fois simple et recherché, réaliste et fantaisiste, populaire et élitaire. Dans ce cadre s’inscrivent les seules chorégraphies du spectacle, que Lionel Hoche veut à la fois étranges et sensuelles, spectrales et charnelles, éloignées de la danse d’école romantique de Taglioni parce que prônant une moderne utilisation des corps, plus souple et expressive. Qu’on réalise vite un DVD du spectacle, pour mémoire ; et qu’on laisse reposer les nonnes en toute tranquillité, pour le siècle à venir, sous les rayons de la lune de Sicile.

G.M.

Lire aussi notre édition de Robert le Diable, ASO n° 76


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John Relyea (Bertram). Photos Bill Cooper.