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Gijs van der Linden (Giuseppe), Till Fechner (Barone Douphol),Matthew Zadow (Commissionario), Salomé Haller (Flora Bervoix), Guillaume Antoine (Dottor Grenvil), Simona Saturova (Violetta Valéry),Carole Wilson (Annina),  Jean-Luc Ballestra (Marchese d'Obigny),Sébastien Guèze (Alfredo Germont), Dietmar Kerschbaum (Gastone).

 

Sexe, drogue et opéra

Froide et intense, la pluie tombe copieuse. Et pas seulement à l’extérieur du théâtre – ce qui, à Bruxelles, n’est pas rare – mais aussi sur la scène, devant un mur noir et impénétrable. Puis on découvre la présence d’un homme, qui en fait sortir des filles, des petites filles même, agacées, terrassées, à qui il ferme la bouche, prêt à les violer. Ces quelques images accompagnant le poignant prélude au premier acte, on replonge dans le noir pour assurer la transition vers le début de La Traviata, représentée en ces jours-ci au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Le thème de la saison choisi par Peter de Caluwe – Désir, Secret et Fragilité – ne pouvait pas se passer du chef-d’œuvre verdien, qui sera joué jusqu’au soir du réveillon pour lancer l’année Verdi en Belgique. Et d’ailleurs, il s’agit d’un titre parmi les plus aimés du public, qui a déjà acheté toutes les places disponibles, quitte à… découvrir ce à quoi on ne s’attendait pas.

Car le ton du spectacle est donné dès le deuxième lever du rideau pour la fête chez Violetta Valéry. Dans un décor d’accueil hospitalier, épuré et aseptique, tout en blanc, signé par Martin Zehetgruber, une véritable orgie bat son plein. Drogues et champagne circulent parmi les hôtes – les solistes seuls, car les chœurs (Tcherniakov l’a bien enseigné, ici même pour son dernier Trovatore) ont été exilés dans la fosse, derrière l’orchestre. Et si le fond de la scène est dominé par un gigantesque peep show (et shop, à ce qu’on voit), tous les personnages sont impliqués dans une série de fantaisies et perversions sexuelles, dont on souhaite vivement épargner une liste exhaustive. Mais attention, là encore il faut remarquer que les plus faibles sont les victimes préférées de ces jeux : ainsi pour Giuseppe, le serviteur de Violetta, qui déambule avec les pantalons baissés pour exhiber une jambe plâtrée, ainsi pour Annina, d’abord sottement alcoolisée, puis décidément sex-addict, au cours d’un prélude du troisième acte parmi les plus dégoûtants qu’on ait pu imaginer. Faut-il encore évoquer ce que viendront faire les zingarelle avec les matadors, à la fête chez Flora ? Il suffit de dire qu’on y trouvera même une scène de pédophilie – et que l’on aimerait vraiment faire la connaissance des heureux parents qui ont donné leur accord pour faire jouer leurs enfants dans des passages si explicites.

L’auteure de cette mise en scène, Andrea Breth, ancienne directrice de la Schaubühne de Berlin, avec son dramaturge, Sergio Morabito, souhaite ainsi restituer toute « la cruauté de l’histoire », « faire passer encore aujourd’hui le scandale que cet opéra a provoqué à l’époque ». Ainsi, tout doit être forcement laid (car il y a « le risque que le décor soit seulement perçu comme quelque chose de beau ») pour mettre en lumière la dégénérescence d’une société vouée à l’échec. Or, que cela coïncide avec les intentions de Dumas (« J’engage donc le lecteur à être convaincu de la vérité de cette histoire… ») ou de Verdi ne change rien à un Konzept désagréable et repoussant qui (sur)interprète le fond mais évite de soigner la direction d’acteurs, les surchargeant, qui plus est, de toute une série de commentaires mimés à l’action inutiles, sinon carrément insupportables.

Repérer dans ce contexte ce qui reste de La Traviata devient, alors, très difficile. L’attrait principal de cette nouvelle production réside sans doute dans la magnifique direction d’Ádám Fischer, qui sait restituer le souffle de la partition, ses dynamiques contrastées, l’évanescente transparence des timbres tout comme un envol dramatiquement, authentiquement fébrile qui sert magnifiquement la tragédie imminente. Et, à cette fin, il dispose d’un chœur intensément impliqué, placé sous la direction impeccable de Martino Faggiani. On sera plus mitigé sur la distribution, quoique la tâche était vraiment ingrate. C’est pourquoi on préfère suspendre tout jugement sur la jeune et belle Simona Šaturová, qui faisait ses débuts dans le rôle-titre : car on aime bien la plénitude de son timbre tout comme la fragilité de son approche, mais on a cherché en vain une vocalité plus insolente ou une caractérisation scénique fouillée. Sébastien Guèze serait, par contre, un Alfredo presque idéal, si la mise en scène ne l’obligeait à faire preuve de ses « bollenti spiriti » au cours de toute l’action, bondissant d’un bout à l’autre de la scène. C’est pourquoi Scott Hendricks, en Germont, figure comme le meilleur, solide et tranchant à souhait, exemplaire de tenue et de justesse, le seul à se préoccuper de donner un sens à son personnage, de rendre justice à une parola scenica qui se fonde – dans le grand duo du deuxième acte – sur les silences tout comme sur des mezze voci superbement nuancées. Tous les autres – à commencer par l’Annina de Carole Wilson, capable de supporter les lourdes tâches qu’on lui impose – sont d’excellents acteurs, moins attentifs à la langue franchement incompréhensible dans laquelle ils s’expriment.

Malgré toutes ces réserves, La Traviata ne cesse de prouver sa nature de chef-d’œuvre inattaquable. Et on le comprend peu avant la fin de l’œuvre, dans la seule image à retenir d’un dernier acte où l’on retrouve le non-lieu initial, une décharge habitée par les exclus, les derniers de la société. Comme le Christ parmi les deux larrons – une droguée qui se pique à droite et une prostituée à gauche, déjà ensevelie dans un sac en plastique –, Violetta arrive à émouvoir dans un « Addio del passato » où une simple caresse d’Annina exprime enfin toute la piété qu’on lui doit, qu’on devrait lui – et nous – accorder. Et que la pluie tombe incessamment, pour purifier l’air et les hommes, devient alors un souhait, plus qu’un simple constat.

G.M.

Lire aussi notre édition de La Traviata, ASO n°51


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Till Fechner (Barone Douphol), Sébastien Guèze (Alfredo Germont), Simona Saturova (Violetta Valéry), Dietmar Kerschbaum (Gastone), Jean-Luc Ballestra (Marchese d'Obigny), Salomé Haller (Flora Bervoix). Photos Bernd Uhlig.