Charles Castronovo (Alfredo) et Natalie Dessay (Violetta). Photo Pascal Victor.
Dessay et nous
Le film de Philippe Béziat est un objet singulier, au même titre que l’était Le Chant des aveugles (réalisé à partir de Pelléas et Mélisande par Marc Minkowski et Olivier Py à Moscou en 2007). Ni captation des représentations de La Traviata au Festival d'Aix-en-Provence 2011, ni making of, il explore le processus de la répétition en amont d’une production lyrique, processus mystérieux en ce qu’il doit aller de la réflexion sur à la sensation recréée, en passant (ou pas) par la verbalisation.
A ce dernier titre, il est permis d’être plus admiratif d’un Louis Langrée qui, devant le London Symphony Orchestra ou l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, sait trouver le mot ou l’image justes pour suggérer une infime nuance d’intention et d’interprétation, que d’un Jean-François Sivadier, souvent perplexe et flou dans son travail avec les chanteurs-acteurs. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre qualité – et la moindre originalité – de ce film que d’afficher sans crainte la fragilité voire les faiblesses de ses participants, qui n’en rendent que plus touchant le résultat final. Comment cette Traviata-Dessay, qui nous a subjugués par son jeu consumé de l’intérieur, a-t-elle pu naître de tant de « Tu vois… ce truc… il faut que… voilà… alors, quand elle… tu… et ça fait un truc super… » ? Comment cette Natalie-soprano, qui a vaillamment plongé dans un rôle taillé trop large pour sa voix légère, a-t-elle pu assumer l’intensité des représentations après des répétitions où l’on entend sa voix se donner, généreuse, mais aussi s’élimer ou se refuser ?
On en vient alors au véritable sujet d’intérêt : Natalie Dessay, soprano et actrice. Tant de regrets éternels nous restent de ces mythes que l’on n’aura que trop peu vus (à commencer par Callas), qu’il faut chérir ici ce qui, à n’en pas douter, restera comme un document primordial sur le travail du jeu et le rapport entre interprète et personnage. De même qu’elle brûle les planches, Natalie Dessay crève l’écran, de ses grands yeux avides de mieux discerner, percevoir, humer presque, le geste et son idée ; de son corps menu mais qui sait se tordre comme un arbre noueux ; de son visage expressif mais capable de s’absenter à lui-même pour mieux être traversé par l’Autre. De sa voix elle aussi consumée, enfin, offrande au théâtre et au public qui fit le prix de sa Traviata, et fait toute l’exceptionnelle importance de cette artiste.
D’un montage poétique et ingénieux – autant que virtuose –, qui couvre chronologiquement le déroulé des trois actes de l’opéra mais ne s’interdit pas les sauts dans le temps et les lieux, on retient la chute au sol de Violetta-Natalie, vertigineusement tournoyante, répétée avec acharnement, montée en boucle au point d’en devenir infinie. C’est aussi la chute-traversée d’une Alice espiègle et aventurière, qui nous donne impatiemment envie de découvrir l’autre côté du miroir – et l’artiste après Traviata.
C.C.
Lire notre édition de La Traviata, ASO n° 51
et notre compte rendu de La Traviata au Festival d’Aix-en-Provence 2011