Barbara Hannigan (Agnes), Christopher Purves (le Protecteur) et Bejun Mehta (le Garçon / l'Ange 1).
Que dire lorsqu’on a d’évidence le sentiment d’assister à la création d’un chef-d’œuvre ? Remercier la providence de ce cadeau si rare, et Bernard Foccroulle d’avoir eu l’idée de commander à George Benjamin son premier opéra pour le Festival d’Aix-en-Provence, ainsi que la sagesse d’attendre patiemment que la gestation arrive à son terme… sans que celui-ci soit prédéfini. Ce fut le cas pour cette édition 2012, et dès le 7 juillet, soir de la création mondiale de Written on Skin, le Grand Théâtre de Provence faisait à ses créateurs une émouvante standing ovation.
Tout concorde à faire de cet ouvrage un futur classique du XXIe siècle, et déjà une partition que l’on a hâte de réentendre, approfondir, goûter encore et encore. Un sujet fort, tout d’abord : la légende médiévale et provençale du troubadour Guillaume de Cabestany qui aime l’épouse de son Protecteur, lequel fera manger à sa femme le propre cœur de son amant. Un livret poétique et original, sans jamais être abscons ni prétentieux : le dramaturge anglais Martin Crimp assume une structure classique, organise ses quinze scènes en trois actes menant de l’exposition des personnages au dénouement terrible de leur histoire, tout en proposant un point de vue décalé – trois anges « d’aujourd’hui » commentent l’action médiévale, y participent en partie, et les répliques chantées par les protagonistes semblent contenir leurs propres didascalies, comme autant de regards introspectifs a posteriori. Sur cette architecture à la fois solide et stimulante, George Benjamin a conçu de splendides personnages vocaux et une partition captivante de bout en bout. Le compositeur anglais possède un sens de l’atmosphère et de la tension dramatique qui se nourrissent l’une l’autre : des textures toujours sensitives (voix cristallines ou âpres, orchestre de soie ou de broyeur, déflagrations ou irisations…), un langage prenant qui assume le meilleur de l’héritage lyrique (on songe parfois à Berg, parfois à Britten), n’a peur ni du diatonisme ni de la polarité sans pour autant s’y limiter, offrant tout simplement aux oreilles de l’auditeur ce que le mot de « musique contemporaine » peut contenir de plus chatoyant, d’expressif, de profondément troublant enfin.
Une création est, pour longtemps, inséparable de ses interprètes. La standing ovation s’adresse aussi à eux, qui portent de bout en bout cette histoire d’amour, de liberté et d’horreur au plus haut de sa tension. En premier lieu Barbara Hannigan (Agnès), dont on ne sait que louer le plus, d’une incarnation magistrale à faire peur ou d’un feu vocal irradiant. Agnès est ici l’exact contraire de cette « Elle » que Barbara Hannigan avait créé à Aix dans Passion de Pascal Dusapin : une femme qui revendique un nom, un corps, un désir ; un être vocal qui brûle, vit et meurt ; un individu-personnage qui naît à lui-même, et non un concept – on pourrait dire d’ailleurs de Written on Skin qu’il est un opéra de chair et d’os au lieu d’un concept d’opéra, d’où la blessure immédiate de plaisir douloureux qu’il inflige à l’auditeur. Le rôle du Protecteur est un autre cadeau : un baryton serpentant sur les nuances du timbre et de la violence, un intégriste de la pureté que terrifie le désir de sa femme et, plus encore, sa liberté intérieure ; Christopher Purves y est formidable de noirceur et de défaite. Devenu, dans le livret de Crimp, enlumineur, l’amant est incarné par le contre-ténor rayonnant de Bejun Mehta, véritable point de fuite de ce couple, agent malgré lui de son explosion ; le choix de sa tessiture, à la fois gémellaire d’Agnès – en timbre – et du Protecteur – en genre –, ajoute au trouble et à la dimension pasolinienne de son aura. Excellents seconds rôles, parmi lesquels on salue la mezzo Rebecca Jo Loeb, remplaçant avec brio Victoria Simmonds le soir du 9.
Longtemps enfin, la fulgurance musicale et dramatique de cette soirée restera associée à la mise en scène de Katie Mitchell. Cloisonnant le plateau du Grand Théâtre en espaces juxtaposés et superposés, la scénographie de Vicki Mortimer distingue nettement des « cases » au décor médiéval et d’autres à la modernité clinique. Dans les premières se déroule l’intrigue ; dans les secondes, le trio des Anges est à la fois l’accessoiriste, le directeur d’acteurs et l’archiviste de cette intrigue qu’il se remémore et observe comme depuis le futur. Lisibilité, beau travail sur les lumières (Jon Clark) et la gestuelle (des ralentis suspendus pour les Anges, une animalité sauvage pour les protagonistes), jusqu’à cet escalier final, qui se déroule vers les cintres côté cour comme une enluminure dans la marge d’un parchemin : cet univers visuel est aussi radicalement conçu que fidèle à l’esprit du livret et de sa musique. Remarquable union de visions artistiques singulières mais harmonisées, qui concourt au choc de la représentation.
Il est des œuvres qui donnent une nouvelle dimension à leur art en fouaillant l’humain au plus profond pour y toucher à la métaphysique, renouvelant les cadres de leur discipline tout en ouvrant à leur public cette nouvelle dimension intérieure – on songe à Kubrick, ou à Borges. Written on Skin de George Benjamin est de celles-là. Une expérience désormais nécessaire.
C.C.
Barbara Hannigan (Agnes). Photos Pascal Victor/ArtComArt.