Avec la programmation du David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier, le Festival d’Aix-en-Provence ose un ouvrage méconnu que seules les années 1980 avaient exhumé de son oubli – et encore, sans qu’il trouve depuis une place au répertoire. Le pari est-il gagné ? oui et non. Car la production souligne plus les défauts d’un livret inadéquat et les menaces d’ennui d’une dramaturgie austère, qu’elle ne les résout. Il faut dire que cette tragédie en musique fut composée en vue d’être représentée « pendant » une tragédie parlée (Saül), selon une interpolation acte par acte qui, disparaissant aujourd’hui, fait naître une exigence narrative là où peut-être seul le plaisir du commentaire musical avait cours.
De bout en bout allusif et elliptique, le texte du Père François de Paule Bretonneau, si on le considère sous l’angle du « livret » usuel, dessert donc considérablement l’histoire pourtant ramassée et tendue qui oppose le roi Saül à son fils Jonathas, dont l’amitié intense pour le berger David, allié tour à tour d’Israël et de ses ennemis philistins, bouscule les règles de la guerre. Seuls les flashes back opérés par la mise en scène d’Andreas Homoki permettent de s’y retrouver, eux-mêmes interpolés sous forme de pantomimes réalisées durant les épisodes de ballet. Ils épaississent les personnages, leur donnant une histoire privée (le roi en deuil de sa femme), familiale (l’enfance de Jonathas), personnelle (la naissance d’une amitié enfantine). La transposition contemporaine est aussi présente, mais jamais lourdement appuyée : les costumes de Gideon Davey nous orientent vers le conflit de 1948 en Palestine, mais la scénographie de Paul Zoller est plus abstraite – une « boîte » de bois brut, dont les dimensions modulables et les parois coulissantes viennent cadrer voire étouffer les différents protagonistes dans leur cloisonnement de pensée. On peut penser à un premier kibboutz, comme à un sobre réfectoire quaker ou à un espace purement mental. Seul bémol à cette vision unitaire et très lisible, les déplacements du chœur, incessants et parfois bruyants.
Si la partition de Charpentier est excellemment servie par le chœur des Arts Florissants, l’orchestre du même nom, malgré un grand raffinement de continuo et de couleurs, se perd totalement dans l’acoustique de l’Archevêché, d’autant que la direction de William Christie privilégie la fluidité plutôt que le relief, la suavité plutôt que l’urgence. Or David et Jonathas mériterait une vision musicale plus fougueuse, pour rappeler à l’auditeur parfois engoncé dans ses longueurs rhétoriques combien ses airs pathétiques et ses ruptures de métrique ont un sel et une vigueur dignes d’intérêt – surtout dans les actes IV et V. Vigueur que le plateau vocal, dirigé avec soin par Andreas Homoki, possède ici plus que l’orchestre : malgré un timbre très nasal, le David de Pascal Charbonneau est juste, stylé et émouvant ; Ana Quintans (Jonathas) a une lumière et une tonicité bienvenues ; Saül est incarné avec déchirement par Neal Davies, le plus extraverti peut-être expressivement ; et Dominique Visse transmet à sa Pythonisse et à ses écarts de tessiture la saveur buffa de ses Nourrices monteverdiennes…
C’est tout à l’honneur du Festival d’Aix-en-Provence de risquer une telle programmation – de celles dont il faut « patience et longueur de temps » pour mesurer l’enjeu sinon apprécier la portée. Quelques départs à l’entracte témoignent d’une fraction déroutée du public, mais l’accueil final chaleureux dit aussi combien le pari est, sinon gagné, du moins justifié.
C.C.
Pascal Charbonneau (David), Neal Davies (Saül) et Ana Quintans (Jonathas). Photos Pascal Victor/ArtComArt.