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Sylvie Brunet (Azucena), Marina Poplovskaya (Leonora), Scott Hendricks (Il Conte di Luna), Giovanni Furlanetto (Ferrando) & Misha Didyk (Manrico).

 

Chaque nouvel opus dans la production d’un des trublions de la mise en scène contemporaine est toujours passionnant à croiser, ne serait-ce que par ce qu’il peut apporter de neuf sur des ouvrages à l’imagerie rebattue. Ce fut le cas de ce nouveau Trouvère que présentait La Monnaie le 10 juin, confié aux soins (!) de Dmitri Tcherniakov et à la baguette de Marc Minkowski, association en soi déjà détonante, mais qui s’est avérée plutôt heureuse.

Partant d’une analyse de l’intrigue de l’opéra de Verdi qu’il trouve assez incompréhensible pour le spectateur non préparé, et du constat qu’une grande part de l’action est narrée (parce qu’antérieure au lever du rideau) et donc absente sur scène, le metteur en scène russe a décrété qu’il la traiterait sous forme d’un huis-clos sartrien. Il transforme ainsi les quatre premiers tableaux en une scène d’évocation des souvenirs de chacun lors d’une rencontre entre les protagonistes qu’Azucena a provoquée en convoquant dans sa résidence les participants d’une vieille histoire dont elle entend dénouer les fils une fois pour toute. On la retrouve donc en hôtesse bourgeoise somptueusement vêtue de noir, enfermant un De Luna typé gangster de bonne tenue, un Manrico en jeans et veste croco, une Leonore façon vedette pourchassée derrière ses lunettes noires, et un Ferrando simplement chenu, dans le salon d’une demeure fin-de-siècle, aux murs peints de pourpre et lambrissés de bois sombre.

Dans cette confrontation, Ines et Ruiz, simples faire-valoir, ont disparu, leur partition étant interprétée par les protagonistes, possibilité qu’offre seule l’évocation de ces souvenirs que chacun va faire revivre. Le chœur, lui, de fait inactif, est confiné dans la fosse d’orchestre, laissant même certaines de ses répliques à l’un des narrateurs en scène. La tension monte peu à peu, et avec elle une violence latente, qui explosera plus clairement dans la seconde partie, quand des souvenirs on passera au présent ; et si l’on est fort loin des intrigues et ambiances supposées de l’Espagne du XVe siècle à la sauce XIXe siècle, on réalise bien entendu que les enjeux humains restent, eux, d’une parfaite actualité. Malgré le temps qui les a séparés, les ennemis se haïssent toujours et les amants se retrouvent encore ; Leonore se sacrifie bien entendu par le poison, et le méchant – qui a déjà éliminé son vieux compagnon inutile, désormais d’un coup de revolver – tue lui-même ce frère ignoré, avant de finir aussitôt frappé par un accident cardiaque, laissant la responsable de tout ce massacre seule avec sa conscience.

Faut-il dire alors que Tcherniakov a remplacé une intrigue complexe – mais bien connue de la majorité des spectateurs – par une autre guère plus claire, que l’on ne comprendra pas si on ne possède par cœur le texte chanté ou si on ne lit pas les sous-titres ? C’est une certitude. Certitude aussi, c’est que son théâtre est vivant, saisissant, même s’il demanderait parfois à aller plus loin dans certains rapports pas forcément logiques ou bien développés, en particulier entre Manrico et Leonora. Vraiment neuf ? pas si sûr, tant on a vu ces scènes repasser dans notre mémoire cinématographique. On remplace donc une convention éculée par une convention plus distanciée, comme souvent dans la production scénique d’aujourd’hui. Mais au moins, on ne se sera pas ennuyé, même si l’on s’est surtout posé une question fondamentale : pourquoi remplacer le hasard, qui enchaîne chez Cammarano et Bardare les protagonistes à leur destin inéluctable, par la volonté obtuse et suicidaire d’Azucena de faire table rase – on doute qu’elle n’ait pu prévoir pareille issue fatale à forcer la cohabitation de fauves si prévisibles ? La seule réponse étant alors qu’on est dans le domaine de la psychiatrie.

Si le spectacle fonctionne bien, c’est aussi qu’il est porté par la fosse, et parfaitement. Marc Minkowski n’a pas métamorphosé l’orchestre de La Monnaie, qui demeure un peu faible décidément, mais il l’a porté à l’incandescence par une battue d’une énergie irradiante, prête à nourrir tous les excès de sentiments mais sans y jouer le jeu d’un son trop puissant, façon Philharmonique en splendeur, ce qui serait ici hors de propos : on a retrouvé les préoccupations du chef français – traiter l’authenticité du détail instrumental en utilisant la partition critique (sans en retirer une mesure, malgré les transformations imposées par la dramaturgie), en recherchant la couleur adéquate, et surtout en évitant tout effet de chape sonore intraversable et trop présente. Relief et nerf, c’est ce qu’on retiendra de cet engagement puissant.

C’est d’autant plus nécessaire que, si ses chanteurs sont tous formidablement engagés, ils ne sont pas tous de premier rang. La plus faible d’entre eux est bien la Leonore de Marina Poplavskaya, qui peine à porter la ligne verdienne sans défaillir ici ou là, et qui vit un vrai naufrage en matière de justesse et de style dans « D’amor sull’ali rosee », heureusement rattrapé par un « Miserere » moins vertigineux. Misha Didyk, forte voix à l’aise sur l’ensemble du registre de ténor, ne s’embarrasse pas trop de nuances ; mais au moins respecte-t-il l’entièreté de la partition, à l’exception du « Di quella pira » dont la fin reste quelque peu incertaine.

Scott Hendricks n’a certes pas la plus belle voix de baryton du moment, mais il est chanteur si intelligent, si probe qu’on ne peut qu’être convaincu par son Comte rageur et malfaisant. Et si Giovanni Furlanetto compose un Ferrando moins monolithique et simpliste que de coutume, Sylvie Brunet remporte la palme de la meilleure prestation de la représentation, avec une maîtrise parfaite d’un instrument décidément fort généreux, et parfaitement à sa place chez Verdi. Bref, si l’on n’a finalement pas été séduit par « les quatre meilleurs chanteurs du monde » – pratique « toscaninienne » de fait impossible à mettre en œuvre aujourd’hui –, on a assurément été pris par le spectacle. Vertu pas si fréquente.

P.F.

Lire notre édition du Trouvère, ASO n° 60


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Sylvie Brunet (Azucena), Misha Didyk (Manrico), Giovanni Furlanetto (Ferrando), Marina Poplavskaya (Leonora) & Scott Hendricks (Il conte di Luna). Photos Bernd Uhlig.