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Photo Elizabeth Carecchio.


On attendait impatiemment Re Orso, créé à l’Opéra Comique le 19 mai 2012. En premier lieu, parce que les représentations programmées en 2011 avaient été annulées. En second lieu, parce qu’il s’agit du premier « véritable » opéra de Marco Stroppa (né en 1959), auteur de deux opéras radiophoniques au début des années 1990. Le sujet attisait de surcroît la curiosité : le livret de Catherine Ailloud-Nicolas et Giordano Ferrari, adaptation d’une fable d’Arrigo Boito (dernier librettiste de Verdi et compositeur de Mefistofele) met en scène le Roi Ours, despote sanguinaire que taraude la voix de sa conscience. Celle-ci est incarnée par un Ver, symbole du peuple qui survit au tyran.

On comprend qu’une année supplémentaire ait été nécessaire à l’élaboration de l’opéra, tant il foisonne de détails minutieusement réglés, établis de concert par les différents collaborateurs. Le livret captive par sa richesse sémantique, poétique et phonétique. La mise en scène de Richard Brunel, dans un cadre à la fois sobre et évocateur, est magnifiée par les éclairages de Laurent Castaingt qui sculptent l’espace, renforcent le relief des corps et des décors. Les mouvements des quatre chanteurs et quatre acteurs, superbement dirigés, s’apparentent parfois à une chorégraphie (saluons ici la contribution décisive de Thierry Thieû Niang). Quant à la réalisation informatique de Carlo Laurenzi pour l’Ircam, elle occupe une place essentielle dans la dramaturgie. Diffusant des sons de synthèse, elle amplifie aussi les voix afin de permettre une large palette d’expressions et d’intensités. Par ailleurs, elle les transforme en temps réel, créant une ambiguïté sur l’identité des personnages et leur localisation. Si l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Susanna Mälkki domine la première partie (« Ours vivant »), c’est sur la musique électronique que repose la seconde (« Ours mort »). Comme les autres partitions de Stroppa, Re Orso témoigne de son imagination sonore dans l’association de l’informatique et des sons acoustiques. Empruntant certains effets au jazz et au tango, souvent percutante et saccadée, l’écriture instrumentale est tout aussi inventive : douze musiciens seulement, mais une diversité dans les modes de jeux et combinaisons de timbres qui donne l’illusion de démultiplier l’effectif.

Familier du répertoire lyrique, Stroppa s’inscrit dans sa tradition en caractérisant efficacement ses personnages. Parallèlement, il s’en écarte puisqu’il confie le Roi à un contre-ténor évoluant autour de quelques notes pivots : il s’agit, non d’une intrigue « réaliste », mais d’une fable où règne un souverain à la fois étrange et ridicule. Rodrigo Ferreira aborde ici son premier rôle théâtral, avec une belle diction et une voix tranchante comme le couteau avec lequel le Roi assassine sa femme Oliba. Il manque un peu de charisme dans la première partie, peut-être parce qu’il a rejoint l’équipe tardivement (le rôle devait être créé par Brian Asawa). Mais il campe ensuite de façon saisissante le despote pitoyable et agonisant, rampant devant son confesseur. Les autres solistes sont à l’avenant : envoûtante Marisol Montalvo en Oliba, soprano sensuelle et lunaire qui traverse l’opéra dans sa virginale et fantomatique robe blanche ; Trouvère fanfaron à souhait du ténor Alexander Kravets, affublé d’un costume impayable, veste de skaï rouge, mitaines et pantalon blancs. On accordera une mention spéciale au Ver de Monica Bacelli, punkette mâtinée de grunge et de rasta. Mezzo-soprano souvent sollicitée dans l’aigu, elle déploie avec la même aisance ses amples mélismes et ses immatériels sons filés. 

En dépit de multiples atouts, ce Gesamtkunstwerk du XXIe siècle s’avère néanmoins inférieur à la somme de ses parties. Le compositeur et le metteur en scène ont-ils craint l’ennui pour éviter ainsi les respirations et les moments de détente ? De fait, la densité des informations entrave l’intelligibilité dramatique. La fréquente superposition de plusieurs voix (parlées et/ou chantées) oblige à se cramponner au surtitrage, tout en surveillant les mouvements scéniques qui attirent sans cesse l’attention. Stroppa a-t-il voulu écarter la banalité d’un air de soprano ? Il effleure le personnage d’Oliba qui n’a pas le temps d’exister. Deux scènes collectives, qui n’instruisent ni sur les états d’âme des protagonistes, ni sur leurs motivations, s’engagent dans un fâcheux tunnel : il ne suffit pas de faire monter sur scène les instrumentistes et de les associer à l’orgie (fin de la première partie), ni d’augmenter le volume sonore de la litanie qui précède la mort du Roi pour créer une tension et une progression dramatiques. Plusieurs ressorts de l’action ne sont compréhensibles qu’à la lecture du texte et, plus encore, du résumé de l’intrigue : le Roi veut épouser Oliba pour échapper à ses cauchemars ; le Trouvère a la maladresse de chanter l’amour à la femme du potentat et provoque sa fureur meurtrière. Le piano robotisé, mis en action par l’intermédiaire d’un ordinateur, est une formidable idée musicale et théâtrale. Cependant, sans connaître le livret, réalise-t-on qu’il constitue le « double » du Trouvère ? Jumeau « mélancolique » souligne le compositeur, ce qui ne s’entend guère.

Re Orso est conçu comme une « légende musicale », tout en possédant une direction narrative. Le Roi commet son premier meurtre dès la scène 1. La musique ne traduit pas ensuite d’évolution psychologique. Hanté par le Ver et les spectres de ceux qu’il a tués, le tyran est prêt à échanger ses trésors contre l’absolution, sans exprimer de réelle culpabilité. Une heure et quart pour observer ses crimes et son agonie, cela fait beaucoup. Mêler satire politique, théâtre bouffe, dimension mythique et symbolique, fable intemporelle et fantastique est une gageure, certes. Mais la représentation n’impose aucun de ces univers (le spectateur ne rit guère et ne perçoit pas davantage de menace). Et l’on songe alors au Grand Macabre de Ligeti, qui avait réussi là où Re Orso reste à mi-chemin. 

H.C.


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Photo Elizabeth Carecchio.