John Graham-Hall (Peter Grimes), répétition générale. Photo Brescia e Amisano - Teatro alla Scala.
Quand les mouettes attaquent
Il ne faut pas être des experts en ornithologie pour savoir que la présence des mouettes dans les villes est non seulement dangereuse mais aussi alarmante, symptôme d’un déséquilibre écologique important. Ainsi, à les voire si nombreuses, témoins silencieux et empaillés penchés sur les murs de la salle où se déroule l’enquête préliminaire contre Peter Grimes, on comprend vite que la catastrophe est imminente. Par ces images débute le chef-d’œuvre de Benjamin Britten à la Scala de Milan : après deux reprises majeures (le Midsummer Night’s Dream de Robert Carsen puis Death in Venice par Deborah Warner), cette nouvelle production de Peter Grimes achève une belle trilogie qui permet d’affirmer que le compositeur anglais a trouvé dans ce théâtre son siège d’élection, avec un spectacle qui mérite de figurer parmi les plus éblouissants des dernières années.
Point de mer, dans la mise en scène de Richard Jones, mais plutôt son absence, surtout sa nostalgie : la scène – les décors sont signés par Stewart Laing – est renfermée par un mur insurmontable, « marthalerien » (on songe à sa Kát’a Kabanová), géométriquement cadré par deux rangées de fenêtres, toutes fermées et décorées par des rideaux en dentelles ; et l’action est circonscrite dans d’étouffantes cases rectangulaires surélevées, bouillonnantes de vie et de misères. Rarement ces maisons et pubs, églises et autres lieux publics sont solidement plantés sur leurs fondations : lorsqu’éclate la tempête, à la fin du premier acte, l’établissement tout comme les clients de Auntie sont secoués, emportés par le vent, par moments engloutis dans le noir, quand soudainement s’éteint une batterie de lumières au néon. Le mouvement ondoyant de ces édifices nous fait alors retrouver les effets de la mer : son énergie, dans les lumières chaudes et agressives de Mimi Jordan Sherin qui dessine les différentes phases du jour avec des jaunes et verts électriques, artificiels, assiégés par le noir ; ses couleurs, dans les costumes délibérément ordinaires de Laing, où même les teintes acidulées et criardes (l’imper vert pistache de Mrs. Sedley, le pull orange sur jupe écossaise d’Ellen Orford) dissimulent à peine une routine fade, brumeuse, anonyme ; ses vagues, tantôt montantes tantôts descendantes, dans les gestes des habitants du village, que Sarah Fahie fait bouger toujours à l’unisson, à l’image du point de vue unique et sans appel qui les unit. Par cette voie Jones nous plonge dans un théâtre de la cruauté, dans lequel le regard accusateur contre Peter Grimes est adressé aussi à son public : à des spectateurs qui ont toujours partagé les ragots et les médisances au sujet des derniers, des marginaux, des exclus.
Si le chef-d’œuvre de Britten a retrouvé tout la force de sa critique sociale, le mérite revient en égale mesure à la remarquable baguette de Robin Ticciati (1983), qui a ainsi fait ses débuts lyriques à La Scala. Avec un geste précis et presque anguleux, le jeune chef britannique travaille d’abord par soustraction, jusqu’à parvenir à la structure rythmique portante de l’œuvre. Dès lors on découvre une attention pour les percussions qui produit une pulsation sourde, un battement constant, imperturbable et angoissant, qui accompagne tout le déroulement de l’action et sur lequel se fondent non seulement les tentatives d’envols mélodiques des protagonistes, mais surtout les morceaux d’ensemble (« Old Joe has gone fishing », « Grimes is at his exercise », jusqu’à la déflagration de la malédiction de « Our curse shall fall upon his evil day ») débités avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie et une cohésion sonore fulgurante. Véritables havres lyriques au cours de l’action, les interludes, joués à rideau fermé, révèlent ainsi une fonction fondamentale, anticipation ou commentaire à une progression dramatique inexorable : lorsque la scène se déplace dans la fosse orchestrale pour révéler l’ineffable.
De dos ou de face, à l’avant-scène ou dispersé en activités diverses et variées, figé en expressions de stupeur ou animé par un indomptable esprit de vengeance, le Chœur de la Scala, dirigé par Bruno Casoni, n’est jamais en arrière-plan, véritable co-protagoniste de l’œuvre, à la fois farouche et conformiste, désagrégé puis soudainement uni dans la persécution de Grimes. Il se compose d’individualités, toutes si richement caractérisées qu’on a l’impression, à la fin du spectacle, d’en connaître les manies et les faiblesses. Ainsi, Christopher Purves est un Balstrode qui s’impose progressivement et gagne en épaisseur vocale et dramatique, avec le Ned Keene tout en franchise de George von Bergen, l’obsessionnel Bob Boles de Peter Hoare, le Swallow myope de Daniel Okulitch et le mielleux abbé Adams de Christopher Gillett. Quant aux femmes du village, on n’hésite pas à définir comme paradigmatique l’Auntie de Felicity Palmer (tout y est, même l’usure du temps), avec ses deux nièces, Ida Falk Winland et Simona Mihai, adeptes du hip hop, et l’étonnante Mrs. Sedley de Catherine Win-Rogers. Un jugement plus mitigé pour l’Ellen Orford de Susan Gritton s’efface au fur et à mesure que sa présence inspire l’admiration : on la voudrait lumineuse, on doit convenir que même ses raucités sont parfaitement adaptées aux échecs de toute une vie, le dernier desquels constitue justement le sujet de l’œuvre. Avec son bercement hypnotique, le quatuor qui clôture la première scène du deuxième acte, « Do we smile or do we weep », laisse transparaître tout le désespoir de ces femmes, à divers titres charitables envers les hommes.Récemment primé par les critiques musicaux italiens pour son interprétation de Gustav von Aschenbach, ici-même l’année dernière, John Graham-Hall est un Peter Grimes magistral. On le connaissait excellent chanteur, à l’aise dans la prosodie anglaise comme peu d’autres. Avec sa main gauche toujours tremblante, on le découvre maintenant en véritable workaholic, obsédé par le travail et par un irrésistible sentiment de revanche. Il n’est et ne peut être intégré dans sa communauté : sur la façade de sa maison, que Jones nous fait découvrir à la fin du deuxième acte, des graffiti rouges le dénoncent comme un « killer » – ce qui n’est d’ailleurs pas faux, puisqu’il revient avec le cadavre de son dernier apprenti. Eblouissant de lyrisme et de vérité, il est capable pourtant de déchiffrer un nouveau début et un futur différent dans le ciel d’une nuit de tempête (« Now the great Bear and Pleiades »), idéaliste jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’une voix puissante et percutante ne se réduise à un souffle, pour une dernière demande d’aide inécoutée. Dans une vision circulaire de l’œuvre, l’action se termine là où elle avait commencé, dans une salle de tribunal tristement vide et pourtant emplie de toutes les fautes du monde : sous les regards inquiets des mouettes, multipliées et rassemblées pour un dernier vol sans espoir.
G.M.Lire aussi notre édition de Peter Grimes : ASO n° 31.
Vue d'ensemble. Photo Brescia e Amisano - Teatro alla Scala.