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Gregory Kunde. Photo Fotoab.com.


Tanti affetti…

Œuvre phare de la saison seria napolitaine, Otello ossia Il Moro di Venezia (1816) est bien connu, dans le catalogue des opéras de Gioachino Rossini, pour deux nouveautés dramaturgiques majeures : d’une part, l’accompagnement orchestral des récitatifs (confiés uniquement aux cordes jusqu’à Elisabetta regina d’Inghilterra), et d’autre part, l’irruption du tragique sur scène avec le meurtre de Desdemona et le suicide du protagoniste au final. A une écoute attentive, toutefois, les enjeux de ce dramma per musica s’avèrent bien plus importants : les faire découvrir, les mettre en relation avec son contexte de création est une tâche que seule une excellente interprétation peut remplir. Et si on n’hésite pas à qualifier de la sorte celle à laquelle on a assisté à la Monnaie de Bruxelles, théâtre fidèle à une programmation de concerts lyriques de haut niveau, c’est avant tout grâce à la baguette de Evelino Pidò, désormais un spécialiste du primo Ottocento italien.

L’Ouverture est là à le prouver dès le début : à Naples, on reprochait à Rossini d’être un « todeschino » (un petit Allemand), voilà que Pidò nous dévoile le magnifique florilège concertant de flutes, hautbois et clarinettes, qui révèle une maîtrise authentique du répertoire viennois et un talent dramaturgique hors pair. Deux vastes trajectoires traversent l’œuvre, la première jusqu’au monumental finale du premier acte, la deuxième jusqu’à la brusque conclusion de l’œuvre. Dans le premier cas, une conception néoclassique, faite de régularité et symétrie, est remise en question par le personnage éminemment romantique d’Otello : ainsi se succèdent deux larghi concertati, le premier entamé par Rodrigo, censé s’unir en mariage à Desdemona, le deuxième, véritable concertato di stupore, faisant suite à l’arrivée imprévue d’Otello, déjà secrètement marié à la jeune fille Vénitienne. Au dernier acte, des tempi fougueux et un engagement exaltant précipitent l’action vers son dénouement : un seul numéro musical solidement charpenté permet à Pidò de spatialiser le drame, lui conférant une ampleur inouïe. Car d’abord la chanson d’un Gondolier (chantée en coulisses par le très nuancé Tansel Akzeybek), puis l’univers entier répondent aux affres de Desdemona et à la jalousie d’Otello : le vent qui siffle, le roulement des tonnerres, jusqu’à un orage font écho à une « nuit funeste », à la « fière tempête » déchaînée dans l’âme des protagonistes.La distribution réunie non seulement fait preuve d’une grande familiarité avec la vocalité rossinienne, mais impose une progression, une urgence dramatique rare. Dans un rôle écrit pour Andrea Nozzari, Gregory Kunde incarne un Maure redoutable. Ce n’est pas, aujourd’hui, son goût pour une ornementation toujours soignée qui capture l’auditeur. L’ampleur de son instrument et, surtout, ses couleurs, en font l’un des rares baryténors de la scène internationale, avec une puissance bouleversante, la vaillance d’un medium résonnant, mais aussi des coloris sombres et nocturnes qui conviennent parfaitement au personnage d’Otello. Mais l’œuvre exige trois – voire quatre – ténors : et la vrai révélation de la soirée s’appelle Dmitry Korchak, un Rodrigo qui s’oppose au Maure en véritable amoroso, avec une recherche de demi-teintes suaves, d’un chant angélique qui remémore les fastes de Giovanni David, créateur du rôle. Qui plus est, il s’agit d’un authentique ténor contraltino, qui maîtrise la colorature dans le registre suraigu et, grâce à des aigus rayonnants et un jeu de dynamiques toujours soutenues, triomphe dans son grand air du deuxième acte (« Che ascolto ? Ahimé, che dici ? »), écueil majeur de la partition. Le troisième ténor, Dario Schmunck, est un Jago indéniablement en retrait par rapport aux deux premiers : certes à cause d’un timbre moins séduisant et d’une technique toujours correcte mais moins insolente, mais aussi, pour répondre à une approche interprétative qui le veut simplement, dangereusement insinuant dans ses a parte, réflexions destinées à rester inaperçues aux autres personnages. Avec les Chœurs de la Monnaie, soigneusement préparés par Martino Faggiani, la noirceur de Giovanni Furlanetto en Elmiro et les courtes mais efficaces répliques du Lucio de Stefan Cifolelli, on évoquera la présence déterminante de José Maria Lo Monaco, une Emilia corsée, personnage à part entière et non simple confidente, toujours en syntonie parfaite avec sa maîtresse.

Laquelle était Anna Caterina Antonacci, très attendue en Desdemona. La chanteuse italienne ajoute ainsi à son répertoire un autre personnage imaginé par Rossini pour la vocalité de mezzo d’Isabella Colbran, à laquelle elle s’attache au moins depuis vingt ans (avec une mémorable Semiramide, en 1991). Pour ceux qui étaient habitué à écouter dans ce rôle un soprano, l’horizon sonore se modifie considérablement : non plus une jeune fille plaintive, mais une femme courageuse, capable de braver l’opposition de sa famille pour suivre ses sentiments, presque une Lucia en puissance. La Desdemona d’Antonacci se situe d’autre part à la croisée entre la tragédie lyrique française et toute l’aristocratie de la déclamation monteverdienne : ainsi, lorsqu’elle évoque le souvenir d’Isaura, son amie africaine prématurément décédée, tout le théâtre résonne de son invocation poignante, puis se laisse transporter par une Chanson du saule qui se transforme bientôt en déchirant air d’ombres, selon la meilleure tradition seria. Ainsi Antonacci nous révèle le sens d’une indication de l’auteur, lorsqu’il demande de chanter con espressione : pour exprimer tous les affetti qui aspirent au sublime.

G.M.