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Bejun Mehta (Orlando). Photo Bernd Uhlig.

Orlando, le jour d’après

Un soir glacial de l’été 1991, la Basilique de Notre-Dame de Beaune – au cours du Festival de musique baroque – fut le cadre d’un heureux mariage, celui entre un compositeur du XVIIIe siècle, Haendel, et un interprète, chanteur avant que directeur, René Jacobs. Vingt ans plus tard, si on a du mal à énumérer tous les nobles rejetons de cette union (avec tout de même une préférence plus marquée pour une inoubliable Agrippina), on peut affirmer qu’elle n’a pas été sans conséquences dans l’histoire de l’interprétation de l’opéra baroque. En dernier est maintenant arrivé l’Orlando que Jacobs vient de diriger sur la scène belge de la Monnaie, à la tête de l’Orchestre Baroque B’Rock de Gand, créé en 2005. Ce renouveau de l’interprétation baroque ne peut certes pas se passer d’outils musicologiques désormais indispensables : l’utilisation de l’édition critique publiée par la Neue Hallische Händelausgabe permet non seulement de rétablir l’intégralité de la partition, mais aussi d’en découvrir toute la richesse dramaturgique. A partir de ce choix, l’interprétation flamboyante de Jacobs va souvent au-delà de la page écrite et s’empresse de mettre en évidence la position singulière d’Orlando dans le contexte du répertoire serio. Car, si le modèle de l’aria da capo est souvent remis en question, c’est le récitatif, surtout lorsqu’il est accompagnato, qui retrouve une force d’expression extrême, absolument fulgurante. Avec un orchestre toujours foisonnant, riche en solutions rhétoriques, on soulignera alors la présence d’un continuo d’une mobilité et d’une modernité impressionnantes : la grande scène de folie d’Orlando n’atteindrait pas toute sa dimension avant-gardiste sans la transition abrupte de l’accompagnato « Ah stigie larve ! » à la gavotte transfigurée de « Vaghe pupille », jusqu’à un lamento poignant, « Che del pianto », avant qu’un tonnerre amplifie le séisme qui frappe le protagoniste. Autant de sentiments, autant de solutions sonores : parmi d’autres moments privilégiés, on rappellera, avec l’atmosphère gaiement swinguée du dernier air de Dorinda, « Amor è qual vento », les interventions métaphysiques de l’orgue, à la fin du grand air de Zoroastro, puis la présence de deux violes d’amours, dans une loge côté cour, à la place des violette marine rêvées par le compositeur pour tresser la douce cantilène qui berce le héros, enfin abandonné à un sommeil réconfortant.Ce travail sur la partition haendelienne, minutieux autant que passionnant, réclamait une distribution de haut vol. Celle réunie à Bruxelles était dominée par l’extraordinaire Orlando de Bejun Mehta. Dans un rôle écrasant, le contreténor américain a fait preuve d’un contrôle de ses moyens et d’une aisance vocale éblouissants : tant dans la colorature di forza comme dans le legato, tant dans les airs comme dans les récitatifs, il explore une variété de tons et d’accents destinée à atteindre son climax dès la scène de folie, au deuxième acte, et ce jusqu’à la fin de l’œuvre. Mais c’est aussi son engagement qui frappe sur scène : les yeux perdus dans un vide sans espoir, une innocence qui contraste avec la brutalité de ses actions, cet Orlando saisit par son inébranlable quête de l’amour et par la confrontation avec les erreurs et les errances du cœur. A ses côtés s’affirment tout de même l’Angelica lumineuse et enchanteresse de Sophie Karthäuser et un Medoro tout en franchise et en suavité, bien esquissé par Kristina Hammarström. Et si Konstantin Wolff est un Zoroastre résonnant et toujours très présent, c’est la Dorinda de la délicieuse Sunhae Im qui séduit avec sa sympathie contagieuse, une virtuosité remarquable dans les passages buffi et une finesse finement nuancée en bergère arcadienne.Traduire un univers si complexe sur la scène est sans doute une tâche bien rude.

Le metteur en scène anglo-libanais Pierre Audi s’interroge depuis longtemps sur le personnage d’Orlando et ses adaptations scéniques : il y a tout juste un an, il a signé une nouvelle production de l’Orlando furioso de Vivaldi au Théâtre des Champs-Elysées de Paris, dans une interprétation où l’élégance épuré de l’ensemble glaçait parfois l’action. Or, puisque l’Orlando haendelien est – indéniablement – un opéra très statique, Audi a décidé de repérer et valoriser, au cours de l’intrigue, des éléments de suspens, dont la solution n’est livrée qu’à la fin de l’œuvre. Orlando se métamorphose ainsi en polar grâce au storyboard établi par le scénographe Christoph Hetzer et, surtout, à l’atmosphère catastrophiste des vidéos de Michael Saxer, dont Mehta est l’intriguant protagoniste. Sa personnalité schizophrénique et sa pulsion inextinguible vers le feu (« Non so scherzar col foco ; / E quel che per te m’arde è così fiero / Che non trova più loco », affirme-t-il au troisième acte) font de lui à la fois un pompier et un pyromane. Ainsi, au cours du premier acte, on le découvre dans l’exercice de ses fonctions, sous le guide d’un Zoroastro gradué de la caserne, au lendemain d’un incendie qui a brûlé la modeste chaumière de Dorinda ; et ce n’est qu’à la toute fin de l’œuvre que les images vidéos (tournées par une caméra cachée ?) le révèlent en train d’y mettre le feu, en proie à un accès de folie. Dire que tout ceci soit vraiment conséquent est peut-être excessif ; heureusement, Audi se libère rapidement de cette intrigue parallèle et parfois forcée et nous propose le deuxième acte comme un cauchemar d’Orlando. Nous voici alors plongés dans un univers onirique et fantasque, où une direction d’acteurs toujours très efficace redonne vie aux sentiments et aux relations qui se tissent entre les personnages. Les belles lumières de Jean Kalman projettent sur la surface cylindrique de la scène tout un jeu d’ombres, qui amplifie gestes et émotions, mouvements de corps et d’âmes en quête d’un apaisement impossible. Par effet de cette magie, la grotte de Zoroastro s’anime, à l’image du mythe platonicien, habitée par le désespoir d’Orlando : et c’est là que le chef-d’œuvre haendelien retrouve son énergie et sa force dramatique, si loin de son temps, si près de nous.

G.M.

Lire aussi notre édition d'Orlando : ASO n° 154.


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Bejun Mehta (Orlando), Sophie Karthäuser (Angelica), Kristina Hammarström (Medoro), Konstantin Wolff (Zoroastro). Photo Bernd Uhlig.