SANCTA SUSANNA. Agnes Selma Weiland (Susanna) et Magdalena Anna Hofmann (Klementia).
Belle idée de programmation que celle de Serge Dorny à l’Opéra de Lyon : apparier le Triptyque de Puccini (1918) à trois œuvres contemporaines plus rares, germaniques, de langage et de style différents mais de sujets parallèles. En trois soirées, le genre spécifique de l’opéra en un acte est ainsi traversé selon l’angle du désamour conjugal (Von Heute auf Morgen de Schönberg, 1930, face à Il tabarro), du couvent-prison (Sancta Susanna de Hindemith, 1922, suivi de Suor Angelica), du jeu des faux-semblants (mortel avec Une tragédie florentine de Zemlinsky, 1917, farcesque avec Gianni Schicchi).
Sancta Susanna / Suor Angelica (28 janvier)
A la clé, quelques surprises, notamment la puissance de déflagration de l’opus de Hindemith, qui dépasse largement – en profondeur du questionnement métaphysique et en étrangeté singulière de la musique – son « jumeau » d’un soir puccinien. Sancta Susanna, d’une audace folle, déchaîna en son temps des manifestations de scandale semblables à celles qui, aujourd’hui, tentent d’attaquer les œuvres théâtrales qui questionnent – ou simplement contrepointent – le dogme ou les représentations de la foi. Vingt-cinq minutes suffisent à Hindemith pour déconstruire Sœur Klementia, dévorée par le feu intérieur d’un amour de Dieu aussi érotique que mystique, puis la re-cloîtrer dans une chasteté impérieuse, tandis que Sainte Susanne – qui, elle, assume pleinement la beauté et le désir du corps – s’épanouit en une apothéose charnelle… sous la damnation des religieuses horrifiées. La musique de Hindemith est parfois cauchemardesque – un sifflement d’orgue par exemple, qui lacère l’espace et la durée comme un cornement malsain –, souvent expressionniste ; la direction de Bernhard Kontarsky en fait ressortir la sève amère avec brio. L’œuvre exige aussi de ses deux interprètes principales un investissement vocal et théâtral inouï. Là où la partition oppose une Susanna soprano et une Klementia contralto, la distribution de l’Opéra de Lyon propose au contraire deux interprètes aux voix très proches, jouant plus sur la gémellité que la complémentarité. Pourquoi pas. Toutes deux irradiantes et captivantes, on n’oubliera pas de sitôt Magdalena Anna Hofmann, habitée par la torture intérieure de son personnage et son âpreté vocale ; moins encore Agnes Selma Weiland, Susanna stupéfiante qui donne tout : voix jetée, corps dénudé, visage transfiguré. La direction d’acteurs subtile et intense de John Fulljames, dont la mise en scène joue sur l’onirisme noir et sur une sobriété soudain écartelée de lumière et de sexe, donne à l’acte entier – dont le texte complexe ne délivre pas tout son sens de prime abord – une urgence captivante.
Après un tel uppercut musical et dramatique, Suor Angelica peine à s’imposer. La douleur de mère d’Angelica paraît presque trop pragmatique après celle, métaphysique, de Klementia – un comble ! Surtout – est-ce le changement de style ou le changement de chef (c’est Gaetano d’Espinosa qui prend en charge les trois partitions pucciniennes de ce festival) –, l’Orchestre de l’Opéra est soudain imprécis, privé de galbe et de séduction sonores. Le plateau est également moins convaincant : les sœurs manquent d’italianité, la Zia Principessa de profondeur (Natascha Petrinsky, qui interprète aussi la Frugola du Tabarro et la Zita de Gianni Schicchi), et la mise en scène de David Pountney délivre une direction d’acteurs caricaturale dans un décor sinistre où les cellules des religieuses semblent autant de cases d’un colombarium… Seul l’engagement à fleur de peau de Csilla Boross apporte une émotion vraie ; si sa voix semble poussée à ses limites extrêmes dans l’écriture meurtrière d’Angelica, elle compose un personnage poignant, dont la mort méritait mieux que la « trouvaille » scénique assez ridicule qui l’accompagne.
Von Heute auf Morgen / Il tabarro (27 janvier)
C’est également Csilla Boross qui fait le prix du Tabarro : sa Giorgetta, pour le coup très à l’aise de tessiture et de souplesse mélodique, « crève l’écran » comme son Angelica. Au point de renvoyer dans l’ombre un Luigi un peu étranglé dans le medium – mais qui assume crânement les aigus de son personnage (Thiago Arancam) – et un Michele subtil mais très intérieur (Werner van Mechelen). Et la Frugola de Natascha Petrinsky est décidément nasale et étroite. La mise en scène de David Pountney oublie l’eau et les profondeurs de la cale pour coincer les protagonistes dans un cube à terre – ou autour de lui.
Pour cet autre « doublé » du Festival – ici, celui des couples qui se déchirent –, c’est la scénographie de Von Heute auf Morgen qui gagne haut la main. Il faut dire que le sujet s’y prête : voyant le regard de son mari tourner à l’indifférence, une épouse le grise de séductions vestimentaires pour mieux lui faire prendre conscience de la vanité du « neuf pour le neuf ». Cette fois, le décor de Johan Engels fait mouche : coloré, mobile, il rend ludique un livret aux bons mots façon Guitry (écrit par l’épouse du compositeur !), de même que la mise en scène de John Fulljames rend accessible le langage de Schönberg en jouant la carte de la comédie : de costume en costume (farfelus, ceux de Marie-Jeanna Lecca), l’épouse est à chaque fois plus « à la mode », mais d’une mode qui se démode toujours plus vite – voir le ridicule d’un improbable look hippie-afro. Jusqu’à en arriver à un « modernisme » qui n’est pas exempt de sa propre « mode » (déco d’intérieur clinique, home cinema, invasion du quotidien par les écrans). Si les interprètes principaux sont remarquables de tonicité (on retrouve en Epouse Magdalena Anna Hofmann) et de drôlerie (le Mari de Wolfgang Newerla est impayable, comme son Marco dans Schicchi), la musique de Schönberg nous convainc surtout de son inadéquation à la comédie lyrique.
Une tragédie florentine / Gianni Schicchi (30 janvier)
Plus réussie des trois représentations sans doute, car la plus équilibrée, celle qui nous plonge dans les conséquences tragiques ou comiques du double jeu. Dans la partition de Zemlinsky, un mari trouve chez lui l’amant de sa femme en la personne d’un prince arrogant et, sous couvert de nier l’évidence, finit par le tuer – faisant soudain l’admiration de son épouse. Cette heure de musique rutilante et magique, à l’érotisme haineux, qui fait le lien entre la sensualité d’un Strauss, l’expressionnisme d’un Korngold et les futures houles des musiques de film composés par toute la Mittel-Europa émigrée à Hollywood… devrait convaincre les directeurs d’opéras de nous offrir plus souvent ce moment d’exception. De nouveau, un Kontarsky remarquable porte l’orchestre de l’Opéra de Lyon à son meilleur ; de nouveau, un plateau vocal homogène d’où se détache (par la force de la partition, qui le fait chanter quasiment en permanence) le Simone jusqu’au-boutiste de Martin Winkler. Mais cette fois, unique dans ce Festival Puccini Plus, c’est Georges Lavaudant qui est aux commandes de la mise en scène, élégante et expressive, mettant habilement en valeur le potentiel symbolique de l’ouvrage – la scénographie de Jean-Pierre Vergier pourrait être celle, étouffante et néo-médiévale, d’un Pelléas et Mélisande – tout en respectant sa part expressionniste – perspectives distordues des décors, ombres portées géantes retravaillées par la vidéo… Lavaudant dirige le trio d’acteurs-chanteurs en une chorégraphie vénéneuse qui capte le regard et fonctionne en osmose. Du bel art.
Quant à Gianni Schicchi, clou du Trittico finalement, il permet de se réconcilier avec le « cube » de David Pountney, qui devient ici la chambre mortuaire de Gianni, entourée de coffres-forts géants selon une accumulation étouffante et drôle à la fois. Le metteur en scène nous place à Florence en 1952 : c’est sinon original, du moins très amusant ; la famille de feu Buoso Donati affiche ainsi une belle brochette d’Italiens tout droit sortis de notre imaginaire partagé entre Don Camillo et Dino Risi : un mafioso, un phalangiste nostalgique, une dolce vita en herbe (les jeunes amants), quelques bigots, une mamma récidiviste de la grossesse… En Schicchi, Werner van Mechelen s’amuse et nous amuse – même si, cette fois encore, on aurait rêvé mise en place plus exacte dans les ensembles et le rapport fosse-plateau. Mais on accorde volontiers l’attenuante à ce léger regret, face à la réussite indéniable d’un Festival qui gagne le pari de l’audace et de la curiosité.
C.C.
Rappels
Puccini : Le Triptyque. L'Avant-Scène Opéra. N° 190. Juin 1999.
Zemlinsky : Une Tragédie florentine + Le Nez. L'Avant-Scène Opéra. N°186. Octobre 1998.
VON HEUTE AUF MORGEN. Wolfgang Newerla (Le Mari), Magdalena Anna Hofmann (La Femme) et Ivi Karnezi (L'Amie).
UNE TRAGEDIE FLORENTINE. Gunt-Brit Barkmin (Bianca), Martin Winkler (Simone), Thomas Piffka (Guido Bardi). Photos : Opéra de Lyon / Stofleth.