OEP189_1.jpg
Pavla Vykopalova (Jenufa) et Michael Bracegirdle (Laca).

 

Sur le papier, cette version « originale » de 1904 de Jenufa, donnée en première française par l'Opéra de Rennes en collaboration avec Brno et coproduite par Limoges et Reims, ne semble différer que sur quelques points de détails de la version de 1918 que nous connaissons. Reconstituée par le musicologue Marc Audus d'après les parties d'orchestre de la création – Janacek ayant détruit toutes ses esquisses et manuscrits –, elle ne présente que quelques menues variantes, et surtout dans le premier acte : des ritournelles d'orchestre un peu plus longues, quelques répliques supplémentaires, des chœurs plus développés – comme le grand ensemble des musiciens.

Pourtant, à l'écoute, même l'auditeur le moins familier ne peut qu'être frappé par l'impression générale qui se dégage de l'œuvre, plus nerveuse, plus rapide. Un sentiment que communique d'évidence un coloris orchestral moins soyeux, moins riche que celui de l’édition définitive. Avec seulement 35 musiciens dans la fosse, les timbres ont une tout autre présence et communiquent une agressivité certaine à la partition. Le sentiment d'urgence est accentué par la direction tendue et parfois même très brutale du jeune chef Ondrej Olos qui a tendance à gommer le lyrisme de certains passages – comme la berceuse de Jenufa à l'acte II ou le pardon à Kostelnicka –, accentue les contrastes et presse le débit. Dans l'ensemble, le flux musical paraît moins ample, plus heurté. Le chant lui-même semble plus nettement reposer sur un parlé-chanté qui tourne souvent à la déclamation pure, avec certaines répliques assénées en voix parlée.

La jeunesse de la distribution contribue sûrement à cette sensation de sécheresse, avec des voix certes intéressantes mais encore un peu vertes. Pavla Vykopalova a pour elle une grande fraîcheur de timbre, sa Jenufa est vraiment juvénile et émouvante dans sa candeur vocale même, mais elle paraît parfois un peu légère pour le rôle, surtout au premier acte où le medium est assez sollicité. Par contraste, la Kostelnicka monolithique d'Elisska Weissova, véritable mezzo dramatique destinée aux grands Verdi, paraît d'une étoffe trop dense, avec un aigu difficile qui la pousse souvent vers le cri et lui dénie la capacité d'exprimer toutes les facettes de son personnage complexe et tourmenté. Des deux ténors, on préfère pour sa voix très lyrique le Steva de Richard Samek qui se révèle un remarquable voyou de bonne famille ; mais Michael Bracegirdle, malgré un timbre un peu acide, ne démérite pas et dessine fort bien la personnalité violente de Laca. Il faut dire à sa décharge que sa partie, dans cette version, est nettement plus aiguë que dans l'édition définitive. Autour de ces solistes tchèques – à l'exception du dernier cité –, un ensemble de chanteurs français assume les seconds plans avec beaucoup de crédibilité, et les chœurs de l'Opéra de Rennes méritent une mention particulière pour leur parfaite mise en place et leur prononciation idiomatique.

La mise en scène de Pierre Constant transpose l'action de la Moravie du XIXe siècle dans l'entrepôt d'une minoterie autour de 1930 ; mais elle évite aussi le réalisme trop appuyé avec une utilisation poétique du décor et de l’espace – transformé par les très belles lumières de Jacques Rouveyrollis. Dans cet univers blanc et beige, se détache seul le noir des vêtements de deuil de la Kostelnicka et de la grand mère Burya. Quelques taches de couleurs ne font leur apparition que dans les robes du petit chœur féminin à l'acte III, pour les noces de Jenufa. L'option est parfaitement acceptable et le parti pris visuel très payant en termes de climat. Quelques détails de mise en scène paraissent cependant un peu disproportionnés. Le Christ en chair et en os suspendu au mur, qui tombe aux pieds de la Kostelnicka après son crime pour former avec elle une étrange pietà, est sans doute une façon d’évoquer le poignant sacrifice de ses principes religieux au nom de l’amour, mais l’effet paraît assez maladroit et un peu grandiloquent. De même, la valse qui réunit, au finale, Laca et l'héroïne, aurait dû se limiter à l'esquisse d'un mouvement, sans aller jusqu'à cette vision du couple dansant qui tient un peu trop du happy end. L'optimisme qui clôt cette tragédie reste tout de même plus volontaire que réellement joyeux.

A.C.  


OEP189_2.jpg
Pavla Vykopalova (Jenufa) et Eliska Weissova (Kostelnicka).


OEP189_3.jpg
Au centre : Richard Samek (Steva).Photos : Laurent Guizart