Andrew Schroeder (Oedipe) et Natascha Petrinsky (Jocaste).
En programmant Œdipe, La Monnaie ne permet pas seulement de redécouvrir cet opus trop rare du trop méconnu Enescu : elle lance un véritable défi au metteur en scène chargé de faire théâtre d’un mythe à la fois antique, littéraire et psychanalytique. Mission impossible ? Pas pour le collectif catalan La Fura dels Baus qui, par l’intermédiaire d’Àlex Ollé, prend le challenge à bras-le-corps, sans peur et – presque – sans reproche.
Il faut dire que la partition d’Enescu est un chef-d’œuvre musical et lyrique qui inspire indéniablement le théâtre : à la profusion d’un langage aussi voluptueux que rêveur ou déchiré, se souvenant de Debussy comme de Roussel ou de Strauss, le compositeur ajoute la science de proportions parfaites, d’une dramaturgie au rythme interne houleux, entre plages suspendues et déflagrations insoutenables. Le beau livret d’Edmond Fleg, à la poésie recherchée mais pas hermétique, sans dilution superflue, vivant autant que puissant, y est aussi pour beaucoup. Sa construction est claire et implacable : I/L’oracle ; II/Sa réalisation ; III/Sa découverte ; IV/Son issue. Ajoutez des personnages secondaires forts et soigneusement répartis acte après acte (Tirésias, la Sphinge, le Berger, Créon). Voilà du matériau pour la mise en scène : le geste, le mot, le rythme, le sujet enfin, tout y est.
Sachons gré à Àlex Ollé de n’avoir pas réduit Œdipe à sa caricature contemporaine. L’opéra d’Enescu nous le rappelle ô combien en son finale rédempteur, comme ses sources Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle : il ne s’agit pas seulement d’inceste fondateur, il s’agit avant tout de la lutte de l’homme contre son destin. Car Œdipe le maudit meut en héros – d’avoir lutté jusqu’au bout contre les prédictions, de ne leur avoir pas obéi en son âme et conscience. Deux éléments qui donnent à son histoire sa modernité définitive, sa puissance émotionnelle voire spirituelle aussi.
Mêlant les éléments (terre et eau, métal et lumière…), les époques (l’armée en terre cuite de l’empereur Qin, le costume futuriste de Thésée…), les références (le canapé d’analyse de Freud, les boues toxiques de Hongrie…), la production d’Àlex Ollé frôle parfois le catalogue d’idées – c’est là ce seul « reproche » qu’on lui fera, qui se confirme à la lecture du programme de salle : un portfolio y donne à voir les sources d’inspiration successives de la scénographie, soulignant l’effet d’accumulation sans créer de cohésion – ou de mystère. Mais comment ne pas admirer la science du tableau, de l’image, de l’espace aussi, déployée ici : un acte I frontal en tympan de cathédrale, nous renvoyant à nos mythes chrétiens de nativité ; la Sphinge en oiseau de guerre, pilote fou émergeant de sa carlingue que démembrera une population avide de liberté ; la terre-mère formant les corps comme la glèbe biblique, mais aussi porteuse d’une peste destructrice – le camp de décontamination du III rend la salissure palpable, autant que le temple du IV lave Œdipe de sa souillure en un moment de grâce lumineuse.
Inspirés par cette lecture profondément humaine et corporelle, les interprètes se dépassent. Jan-Hendrik Rootering est un Tirésias prenant, immédiat ; Robert Bork impressionne en Créon, d’autant que sa haute stature s’oppose parfaitement à la petite silhouette d’Ilse Eerens, Antigone touchante. En Grand-Prêtre, Jean Teitgen est peut-être la plus belle voix de la distribution, au métal d’airain, à la projection nette et pleine. Signalons aussi la Sphinge stupéfiante de Marie-Nicole Lemieux, mi-Sibylle mi-tigresse feulante, lâchant sa voix dans une transe qui dépasse le cadre de l’opéra et retrouve – peut-être ? – une lyrique d’oracle.
Seul le Berger et Laïus sont des ténors ; Œdipe, baryton-basse, doit donc se démarquer au milieu d’un plateau de barytons et basses (Tirésias, Créon, le Grand-Prêtre, Phorbas, Thésée…) – tâche d’autant moins aisée que son rôle est long et lourd, l’enchaînement des actes III et IV particulièrement redoutable. Si Andrew Schroeder (Œdipe en ce 23 octobre, partageant l’affiche avec Dietrich Henschel) manque parfois d’ampleur, notamment pour passer l’orchestre du III, son investissement dans le personnage le compense pleinement : porteur d’une humanité universelle et déchirée, il suscite une émotion admirative, jamais pitoyable. Il est pour beaucoup dans le sentiment d’espoir métaphysique que soulève le finale. Comme la direction passionnée et passionnante de Leo Hussain, qui fait sonner les couleurs d’un orchestre tantôt arachnéen tantôt furieux, chanter des atmosphères antiquisantes ou expressionnistes, attentif à la fosse comme au plateau et aux – remarquables – chœurs de La Monnaie. Une soirée enthousiasmante – dans tous les sens du mot.
C.C.
Andrew Schroeder (Oedipe) et Natascha Petrinsky (Jocaste).
Photos Bernd Uhlig.