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Nina Stemme (Elisabeth), Stéphane Degout (Wolfram von Eschenbach) et Sophie Koch (Venus).


Pour la production de ce Tannhäuser par Robert Carsen, créée en 2007 sur cette même scène, comme pour l’équipe musicale de cette session 2011, l’inspiration a habité tout l’Opéra Bastille, plateau et salle confondus. Sous la forme d’une muse drapée de blanc – qui n’est pas sans rappeler la Muse d’Hoffmann dans la mise en scène des Contes par le même Carsen, comme on en retrouve l’appel au théâtre dans le théâtre, avec ses choristes émanant des rangées de spectateurs et cette Salle de la Wartburg/Bastille saluée plein feux. Après tout, les questions de l’inspiration créatrice, du déchirement entre charnel et spirituel et de la performance artistique ne sont-elles pas communes aux deux œuvres ? En ce sens, Carsen fait œuvre également, à la fois singulière et fidèle aux opéras – qu’il éclaire sans se les approprier, qu’il contourne (comme on contourne une statue, découvrant à chaque pas un angle différent) sans les détourner.

La beauté de sa proposition tient en la réconciliation dialectique (que le dramaturge Ian Burton évoque dans le programme) entre la chair et l’âme, le désir et l’esprit, notions qu’il est trop facile d’opposer simplement en voyant Tannhäuser écartelé entre la volupté de Vénus et la pureté d’Elisabeth. Car si, fidèle à lui-même, Wagner vise à la rédemption finale et chrétienne de son héros – sauvé in extremis par la mort sacrificielle de sa bien-aimée après avoir été damné malgré son pieux pèlerinage à Rome –, écrasant le plaisir sous le poids du péché (et pourtant, a-t-on écrit mélodie plus sensuellement chromatique que la pieuse Romance à l’étoile de Wolfram ?!), Carsen nourrit cette rédemption, et la figure d’Elisabeth, de la chaleur irradiante propre au monde de Vénus. Car celle-ci n’est pas vaincue, mais fondue avec Elisabeth en une entité gémellaire qui porte Tannhauser à son apogée créateur. Manière d’entendre dans la musique de Wagner ce que son livret tente de dénoncer…

Très belle idée aussi que de développer les didascalies de Wagner, si picturales pour la Bacchanale, et de faire de Tannhäuser un artiste peintre : sans rien enlever à l’enjeu lyrique du Tournoi, cela lui ajoute une dimension visuelle passionnante, toujours alliée de la musique, et toujours fidèle au sujet – les châssis de toile devenant tour à tour les boucliers de pèlerins-Croisés ou la croix-fardeau du péché de Tannhaüser. Surtout, cette licence permet de conserver à l’inspiration créatrice de Tannhäuser son mystère : jamais le public ne saura vraiment ce que contient son œuvre de transgressif ou de novateur, car si l’on entend son chant et son propos, on ne verra pas l’avers de sa toile. A nouveau, Carsen ouvre ce que Wagner tendait à refermer, laisse évasive (évadée) une réponse que le compositeur tendait à imposer.

Laissons donc planer le mystère sur le tableau final, qui – comme souvent chez Carsen – nous offre une bouffée d’air en même temps qu’une émulation intellectuelle de dernière minute. Disons simplement qu’il libère la tension concentrée dans l’ouverture et la Bacchanale, où la mise en scène nous plonge sans fard dans la puissance fondatrice de l’acte sexuel et de l’acte créateur, confondus en un même geste démiurgique et orgiaque.

La soirée prend donc la forme d’un bel arc, puissant et cathartique, et habite des interprètes par ailleurs remarquables. Si le timbre de Christopher Ventris n’est pas, en soi, séduisant, l’interprète s’engage complètement dans le rôle – au point de manquer craquer ses aigus au premier acte, mais de nouveau impeccable dans les deux suivants. On rêverait de couleurs plus voluptueuses, plus nuancées aussi, parfois, mais son Tannhäuser est pris à bras-le-corps et avec une belle fougue. La double Vénus de cette production est particulièrement attirante : on glisse subtilement d’une magnifique figurante nue, liane souple et voluptueuse, au beau mezzo ambré de Sophie Koch – les graves sont très ténus, mais tout le reste, du bas-médium soyeux aux aigus aisés, est superbe. L’Elisabeth de Nina Stemme est, elle, somptueuse ; saluant la Wartburg/Bastille de sa voix d’airain, solide et dorée à la fois, elle donne au personnage une maturité et un charisme intéressants, en même temps qu’un rayonnement d’artiste mémorable. Le Landgrave de Christof Fischesser affiche un même métal, baryton-basse noble et projeté. Et l’on salue le Wolfram de Stéphane Degout : prise de rôle exemplaire, noblesse intérieure digne d’un Van Dam mais avec un mordant plus électrique, diction et projection d’une qualité (c’est-à-dire d’une élégance) à faire pâlir beaucoup d’autres. On s’attache à son personnage, qu’il nourrit d’une vraie flamme poignante. Sir Mark Elder confère à la partition de Wagner un grain de détail attentionné, soigneux des coloris plus que d’une pâte orchestrale, prudent de tempi, mais menant l’orchestre de l’Opéra à un beau son lumineux.

Remarquable production, qui prolifère en vous longtemps après le dernier rideau, comme la sève court dans le rameau.

C.C.

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Nina Stemme (Elisabeth), Christof Fischesser (Hermann), Stéphane Degout (Wolfram von Eschenbach) et Christopher Ventris (Tannhäuser).
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Christopher Ventris (Tannhäuser) chassé par ses pairs. Crédit : Opéra national de Paris/ Elisa Haberer