Kremena Dilcheva (Ida) et Maria Agresta (Gemma).
Gemma di Vergy, « femme malheureuse et dangereuse »
« Frère d’Italie. Donizetti et le Risorgimento » est le titre choisi par le Festival Donizetti de Bergame pour s’associer, dans l’édition courante, aux célébrations pour le 150e anniversaire de l’unité italienne. Un programme riche d’événements (opéras, concerts, projections de film, conférences) accompagne la réalisation de deux opéras, choisis pour réfléchir non seulement sur la participation du compositeur au mouvement d’unification, tout compte fait assez limitée, mais surtout sur la réception de son œuvre au cours d’une période passionnée et héroïque. Ainsi, avant Maria di Rohan (lors de la création viennoise, Michele Novaro, ténor, poète et auteur de la musique de l’hymne national italien, figurait à l’affiche), Gemma di Vergy (Milan, Scala, 1834) a inauguré le festival, accueillie par un très vif succès.
Titre désormais oublié du richissime catalogue du musicien bergamasque, il appartient pourtant à sa saison la plus féconde et, pendant quelques années (entre 1839 et 1843, selon les statistiques établies par Paolo Fabbri), fut le plus représenté de Donizetti. Fruit d’une dramaturgie élaborée sur mesure pour les premiers interprètes, Gemma di Vergy a été composée pour le talent pathétique de Giuseppina Ronzi De Begnis, pour laquelle Donizetti avait déjà écrit Fausta, Sancia di Castiglia et Maria Stuarda, et qui souhaitait pour ses débuts milanais un sujet « où elle pourra tuer quelqu’un ». D’après Dumas père – sa tragédie en cinq actes et en vers Charles vii chez ses grands vassaux –, le librettiste Emanuele Bidera tire un livret pas toujours conséquent, d’une noirceur extrême et d’un romantisme exaspéré. Répudiée à cause de sa stérilité, la protagoniste évolue brusquement au cours de l’œuvre : ange déchu au premier acte, elle arrive à armer sa main au cours du deuxième et, après avoir essayé de tuer la nouvelle fiancée de son mari, incite l’esclave arabe Tamas, secrètement épris d’elle, à tuer le Comte de Vergy, qui sera frappé sur l’autel pendant la célébration du mariage. Dans un final qui évoque de près celui de La Straniera de Bellini, après avoir assisté au suicide expiatoire de Tamas, Gemma abandonne la scène proclamant son innocence et inculpant « le destin persécuteur » pour la douleur qui l’accable. À coté de cette héroïne imprévisible, le personnage de l’esclave Tamas n’est pas moins surprenant : si Dumas l’avait imaginé comme victime de l’esclavage et du déracinement causé par sa déportation en France (« la nature a organisé chaque individu en harmonie avec le lieu où il doit naître, vivre et mourir »), pour le public italien il devint l’icône d’un autre esclavage, celui de la domination étrangère, prisonnier éloigné de sa patrie et dépourvu de la liberté. Sa cavatina di sortita, « Mi toglieste a un sole ardente », figure ainsi parmi les morceaux privilégiés du Risorgimento, qui voit dans cet esprit rebelle, animé par un funeste cupio dissolvi, la représentation à la fois de la révolte et du sacrifice.
Tout ceci pour dire combien la proposition du Festival était du plus grand intérêt et réalisée avec grand soin. Qui plus est, méritent au moins une mention, d’une part, la nouvelle édition critique établie par Livio Aragona d’après la partition autographe ; et de l’autre, le programme qui propose en annexe une série de documents (le livret comme sa source littéraire, en version originale et traduction italienne) indispensables pour resituer l’œuvre dans son temps. Le travail sur le manuscrit autographe est intervenu notamment sur la dynamique, sur les indications des tempi, sur les didascalies de scène, ce qui a laissé préfigurer la grande variété de situations et d’émotions que l’auteur tire en partie du livret, mais en partie de sa propre imagination dramaturgique, en quête d’une nouvelle expressivité romantique. Ce que la page musicale laissait songer a trouvé une traduction musicale dans la belle direction de Roberto Rizzi Brignoli, à la tête de l’Orchestre du Festival, d’une rare souplesse et d’un bel ensemble dans sa capacité de restituer le souffle qui anime la partition : pour raconter les histoires des personnages, bien évidemment, mais aussi l’Histoire, que l’on perçoit en filigrane tout au long de l’œuvre. On découvre ainsi des pages novatrices comme le chœur d’introduction, où la cavatine de Guido se superpose au récit de Rolando, qui évoque les actions de guerre de Jeanne d’Arc ; ou encore toutes les interventions des instruments concertants, appelés à anticiper et amplifier la psychologie – si controversée – des protagonistes.
La distribution pouvait compter sur la présence d’un seul spécialiste, Gregory Kunde, un Tamas vaillant quoique équilibré. Styliste accompli, engagé dans un rôle qui ne l’oblige pas à efforcer ses moyens, le ténor américain est aujourd’hui probablement le meilleur choix dans ce répertoire, sa connaissance remarquable du belcanto l’aidant à définir une écriture vocale qui ne doit plus être rossinienne ni encore verdienne. Donizetti lui sied à merveille et son Tamas est à la fois aristocratique et mélancolique, magistral dans les tourments qui l’agitent dans le dernier duo. Mais à ses côtés, il faut saluer la belle performance de la jeune Maria Agresta, un nom à suivre avec attention (elle sera la prochaine Mimì à l’Opéra Bastille). Si Gemma est un rôle qui – selon Montserrat Caballé, la seule interprète de l’œuvre, à trois reprises, entre 1975 et 1976 – exige beaucoup (« trois Norma en une seule fois ! »), on ne peut certes l’accuser d’être légèrement fatiguée à la fin d’un parcours à obstacles qui prévoit un air, deux duos, un concertato, un quatuor et le monumental rondo final. Voix franche et de belle graine de soprano lyrique, Agresta triomphe pour l’élan qu’elle prête à sa Gemma, pour un phrasé incisif et attentif au côté angélique de la noble châtelaine : le finale du premier acte, avec son « Di’ ch’io vado in Palestina », est un instant magique, la maîtrise du souffle et du legato lui permettant de contredire une réalité qui l’oppresse et d’envisager un futur cathartique. Cependant, la colorature di forza ne fait pas encore partie de son bagage technique et l’arioso qui précède le rondo – où elle fait appel aux puissances infernales pour qu’elles engloutissent le château et ses habitants – la voit en difficulté. Mais son triomphe est plus que mérité, tout comme le succès des autres interprètes : Mario Cassi, un Comte de Vergy juvénile et intrépide, parfois trop sympathique ; Leonardo Galeazzi, un Guido superbe, à la voix claire, finement nuancé ; Kremena Dilcheva, Ida séduisante avec une étrange tendance au parlante, et l’imposant Rolando de Dario Russo.
La qualité musicale de la production a fait passer au deuxième plan les défauts de la mise en scène, signée par Laurent Gerber et réalisée en collaboration avec l’Académie du Teatro alla Scala. Angelo Sala imagine, comme décor unique, une salle voutée, fermée par une vaste fenêtre trilobée : des grands vitraux, dans la tradition gothique française, ou des reproductions de fresques du Quattrocento italien – la Bataille de San Romano de Paolo Uccello – alternent au fond de la scène avec monuments équestres et autres accessoires d’époque. Avec les costumes, aux couleurs très vives et parfois criardes, tout ceci compose des tableaux vivants agréables à voir mais toujours prévisibles, avec les personnages obstinément figés à l’avant-scène ou – pire encore – main-dans-la-main ou main-sur-la-poitrine. Dans la ville de Donizetti, dans le cadre intime du Teatro Donizetti, ce choix pourrait avoir un attrait archéologique, à la limite de la philologie théâtrale : mais un Festival doit oser sur le plan scénique, ne serait-ce que pour valoriser les excellents résultats du repêchage d’une œuvre flamboyante et rare.
G.M.
Gregory Kunde (Tamas).
Finale du premier acte, de gauche à droite Mario Cassi (Vergy), Maria Agresta (Gemma), Gregory Kunde (Tamas) et Leonardo Galeazzi (Guido).