Sally Matthews (The Governess) & Ann Murray (Mrs. Grose)© Wilfried Hösl
Coup de maître du Theater an der Wien pour son ouverture de saison : un Turn of the screw qui fera date, musicalement superbe et scéniquement envoûtant. Pour la première fois, outre la mise en scène et les lumières, Robert Carsen co-signe la scénographie d’un spectacle. Le résultat est magistral, de finesse (une qualité que l’on connaît à Carsen) et de trouble (moins habituel chez lui).
Les décors ont une élégance inquiétante : intérieurs froids et vides, parfaitement harmonisés en camaïeux de grisés. Les lumières, notamment latérales, vont l’habiter d’ombres disproportionnées et mouvantes, l’animer de façon subtile, en jouant sur le brillant ou la matité, la transparence ou l’opacité. Toutes sensations visuelles qui distillent dans l’œil du spectateur l’exacte atmosphère de la nouvelle d’Henry James, entre faux-semblants et peurs enfantines, surnaturel et dérive mentale. Des costumes années trente nous plongent dans l’Angleterre de Rebecca : le roman de Daphné du Maurier date de 1938, et l’on imagine assez bien Bly en ancêtre de Manderley, propriétés fantomatiques et macabres. C’est aussi l’Angleterre de la jeunesse de Britten, dont une photo, dans le programme, le montre enfant à son piano, double troublant du jeune Miles. Ajoutez un Quint et une Miss Jessel discrètement dessinés sur le modèle de Bela Lugosi et Carol Borland dans Mark of the vampire (1935, tiens, tiens), et vous sentez que Carsen vous mène sur le chemin d’une épouvante « fondatrice » : celle du cinéma de Tod Browning ou James Whale, relayés par la Hammer dans les années 1950 (l’opéra de Britten date de 1954…). Jeu de piste remarquable car toujours allusif, jamais surligné ou autoritaire, suffisamment expressif par lui-même pour ne pas convoquer les références comme autant d’excuses.
On a gardé pour la fin la part la plus évidente de cet imaginaire cinématographique et noir : l’usage que Carsen fait du film. Le plateau, découpé en cadre d’image s’ouvrant et s’obturant au gré des différentes scènes, focalise notre regard. Un film en noir et blanc nous montre la Gouvernante dans son train à destination de Bly : le Hitchcock des années trente, encore, anglais, et où la voix off (ici, le chant hors-champ) nous fait pénétrer dans le cerveau du personnage… Un autre, projeté sur un écran transparent à l’arrière duquel se dresse, vertical (un « carsénisme » ici parfaitement justifié), le lit de la Gouvernante, nous montre ses cauchemars fantasmatiques, mêlant Quint et Jessel dans des étreintes torrides, Miles et Flora regardant avec dévoration… On n’en finirait pas de recueillir les petits cailloux semés par le metteur en scène, d’autant plus attirants qu’ils sont fondus dans le paysage. Pari gagné, puisque le spectateur est happé par ce qui se déroule sous ses yeux selon un fascinant mélange de théâtre et d’image animée, jouant sur notre inconscient cinématographique plus que sur notre culture collective.
Dans la fosse, Cornelius Meister dirige avec finesse la partition de Britten, attentif aux chanteurs, soigneux des couleurs et nuances, des enchaînements millimétrés : c’est un Turn of the screw racé qui s’élève de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien. Le plateau vocal est idéal : Quint d’ampleur de Nikolai Schukoff, veule et effrayant mais toujours tenu, magistral ; Miss Jessel captivante de Jennifer Larmore, dont on n’oubliera pas de sitôt la « Ceremony of innocence » ni la silhouette de Luna Mora à la séduction d’outre-tombe. Flora et Miles sont aussi fins musiciens que bons acteurs, « flippants » plus d’une fois – c’est-à-dire exceptionnels. Ann Murray compose une Mrs Grose ployant sous l’usage et la peur mêlés, grise – mais d’un gris soutenu. Triomphatrice enfin de la soirée, par l’intensité de son engagement, de sa présence, de son chant poignant : la Gouvernante de Sally Matthews, luttant contre des démons qu’elle craint intérieurs, finissant en Pietà impuissante.
A Vienne, la ville de Fritz Lang, ce Turn of the Screw carsénien est un hommage au septième art, à la vérité hallucinatoire de l’image, à la puissance expressionniste et/ou effrayante du noir et blanc. A Vienne, la ville de Sigmund Freud, l’aventure prend aussi la saveur âcre d’une psychanalyse transformée en exorcisme, celle de Miles qui, délivré de son démon au moment où il en profère enfin le nom à la demande de sa Gouvernante, meurt – de ne plus être hanté par ses rêves ?
C.C.
Le Tour d'écrou. L'Avant-Scène Opéra n° 173
Sally Matthews (The Governess).
Sally Matthews (The Governess) & Teddy Favre-Gilly (Miles). Photos © Wilfried Hösl