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Photo Alastair Muir.

 

Cette année, Glyndebourne offrait à son programme estival les reprises de Don Giovanni, de L’Elixir d’amour, de Rusalka et du Tour d’écrou, et deux nouveautés particulièrement alléchantes, les premières apparitions locales de la seule comédie de Wagner et du premier opéra de Haendel joué à Londres.

 Les Maîtres chanteurs (26 juin)

 On n’est pas tout à fait exact en écrivant cela, car en 1928 Les Maîtres chanteurs de Nuremberg avaient fait une apparition au manoir, avant même la création du Festival et de son théâtre. Une représentation dans l’Organ Room, avec orgue et piano, et John Christie dans le rôle de Beckmesser ! Christie, qui fréquenta assidûment Bayreuth dans les années 20, et qui rêvait d’un festival Wagner dans le Sussex. On sait ce qu’il en advint, et comment – grâce à Audrey Mildmay son épouse, à Fritz Busch et Carl Ebert – le destin du Festival fut, dès 1934, mozartien. On sait aussi que le nouveau théâtre construit en 1992-93 permet aujourd’hui des ouvrages de plus grande ampleur, et Gus Christie l’a bien compris en permettant la programmation d’un Tristan qui fit événement en 2003. Et voici que huit ans plus tard, le vieux rêve du fondateur retrouve son actualité avec de remarquables Maîtres qui, de fait, s’avèrent aussi, en nombre de participants, la production la plus lourde jamais réalisée ici : 220 personnes sur scène et dans la fosse. Et l’on s’est bousculé plus que jamais pour cette première apparition (précisons que la vente au public ne représente de toute façon que 12 % des places, naturellement réservées à 77 % aux Members).

La production de David McVicar se situe très loin des relectures vertigineuses du moment. Pas de mise en abyme façon Wernicke, pas de renversement de sens façon Katharina Wagner. McVicar transpose l’action dans le Nuremberg de Richard Wagner : costumes XIXe, buste de Mozart sur la table de Sachs, statue de Bach peut-être, de dos, dans la ruelle, le tout sous les volutes entrecroisées d’une voûte gothique magnifique. Décor habile, à l’échelle du lieu, mixant intérieurs et extérieurs sans difficulté. Dans ce classicisme de très bon ton, la direction d’acteurs est tout simplement d’une légèreté de touche, d’une vivacité, d’une élégance, d’un raffinement qui laissent loin derrière elle les productions tout aussi classiques mais si souvent pesantes (façon Met ou Vienne) encore visibles aujourd’hui, y compris en DVD. Gageons que la captation vidéo de la dernière représentation réalisée ce 25 juin en rendra toute l’animation, et la prenante séduction.

Musicalement, le Ier acte laisse pourtant quelque peu sur sa faim. Un peu long, malgré la battue animée de Vladimir Jurowski. Mais les grandes scènes de théorie ont besoin d’un David et d’un Walther plus adéquats. Pour Tristan, on avait ici pris le parti de grandes voix flexibles (Stemme, Gambill, Pape, Skovus) qui pouvaient jouer de l’allègement dans un théâtre qui ne fait que 1200 places. Cette fois, on a choisi des voix plus jeunes, comme l’Eva charmante d’Anna Gabler, ou la pétillante Lene de Michaela Selinger, délicieuses toutes deux, et d’autres un peu trop petites pour leurs rôles – c’est justement le cas du David de Topi Lehtipuu, dont l’aigu sans appui réel sonne un peu terne, ou plus encore du Walther de Marco Jentzsch, au timbre nasal et à la puissance insuffisante, ce qui fait qu’on les entend mal à l’aise, poussant la note. Les Maîtres sont surtout d’anciens habitués du Festival, une manière touchante de faire hommage à une équipe perpétuelle, avec un Kothner trogne plus que chant. Certes, Alastair Miles est un bon Pogner, profond, sinon caverneux, Johannes-Martin Kränzle un fort bon Beckmesser classique, et le Sachs de Gerald Finley apparaît jeune et manquant un peu d’envergure. On s’ennuierait presque. Tout change avec un IIe acte d’une poésie délicate, où le Sachs de Finley prend sa vraie dimension dès le Fliedermonolog : voix magnifique, timbre somptueux, vivacité du ton, charisme sidérant, ce Sachs qu’on n’a pas voulu grimer en vieux est d’une jeunesse extraordinaire, saisissante de fraternité. Et va désormais mener le jeu avec une humanité rare, et non cette bonhomie un peu détachée qu’on y voit trop souvent. Visiblement, McVicar a construit tout son spectacle sur cette personnalité forte et, pour le rôle, totalement neuve. Le IIIe acte sera son triomphe, tant elle porte toute l’énergie vivifiante du spectacle et sa part d’émotion – on confesse quelques larmes, irrépressibles, ici inhabituelles. Ce qui ne pourrait bien sûr pas se faire ainsi sans la complicité d’un Ensemble quasi parfait, où seul le chant un peu aigre de Walther viendra gâcher le plaisir d’un Quintette heureux, et surtout la présence d’un chef toujours relativement retenu mais inspiré, dont on qualifiera finalement la direction si naturelle d’évidente – épithète que l’on avait juxtaposée déjà à celle d‘un autre chef russe, Valery Gergiev, pour son Parsifal salzbourgeois, et à celle de Kirill Petrenko pour le Tristan de Lyon, trois Russes décidément étonnants en Wagner. Ensembles enlevés (la Rixe au II, les Corporations, le « Wach auf », magnifique, le Concours, tous classiquement construits encore une fois, mais si réussis, masses chorales moins impressionnantes qu’à Bayreuth, bien entendu, mais si divinement menées dans le détail comme dans l’unité sonore, tout produit ici nombre de moments de grâce et de plaisir. Standing ovation spontanée pour le héros de la soirée, qui offre là un Sachs jamais vu et proprement historique. Reprise annoncée pour l’été prochain, à ne pas manquer.

Rinaldo (2 juillet)

Le temps de constater au Covent Garden le déclin avancé de la voix de Ben Heppner, désormais sans chair dans le timbre et presque sans voix pour un Peter Grimes qu’il achève parlando, et l’on a pu retrouver le Sussex pour la première très attendue de Rinaldo, cinquième opéra de Haendel à apparaître sur scène à Glyndebourne. Attendue, car après l’éclatante réussite du Jules César de McVicar et Christie en 2005, il fallait frapper fort, d’autant que l’ouvrage du Saxon est l’un des plus statiques de sa production et demande des trésors d’imagination au metteur en scène pour l’animer. Robert Carsen a réussi le pari en montant en fait un Harry-naldo-Potter.

Loin de l’habituel Moyen Age-Baroque stylisé, les héros des Croisades deviennent ici les personnages de la série de J.K. Rawling – de fait aussi illustre aujourd’hui que le poème de L’Arioste en son temps. Le rideau se lève sur une salle de Boarding School très British où Rinaldo, en blaser et cravate, rêvasse sur la photo d’Almirena, s’endort, et rêve de croisés (ses camarades de classe, revêtus d’armures), de magicienne (sa Mistress, qui va se transformer en vamp dominatrice, secondée de nymphettes manga) et de sa bien-aimée qu’il va sauver de la méchanceté et du désir des sorciers ennemis. La magie, projections et personnages, s’inscrit au tableau noir, les chevaux sont des bicyclettes, l’île magique un dortoir des filles, et la bataille finale entre Croisés et Sarrasins une partie de football dont le ballon est une mappemonde… Carsen s’amuse du contexte, joue avec la culture britannique, et l’emporte haut la main auprès d’un public vite gagné à rire de chaque gag un peu potache – nombreux, et efficaces. Cela n’ajoute rien, vraiment rien, à la dimension psychologique d’une œuvre qui en manque d’ailleurs quelque peu, c’est surtout ludique, et finalement fort amusant si l’on ne s’attache pas à prendre le propos trop au sérieux, d’autant que son pendant musical assure largement cette dimension.

L’Age of Enlightenment rayonne sous la baguette d’Ottavio Dantone qui en tire des sonorités transparentes et diaprées à l’italienne fort élégantes, et un détail instrumental souvent ravissant, comme dans le délicieux accompagnement de flautino d « Augeletti, che cantate » ; sa battue manque toutefois parfois de précision (ou de répétitions ?), occasionnant de nombreux décalages entre la scène et le plateau, parfois fort gênants. Mais sa distribution, excellente, sinon exceptionnelle, est parfaitement en phase avec sa direction légère et raffinée. Sonia Prina, physiquement très crédible en schoolboy agité, est un excellent Rinaldo, aux inflexions prenantes et à la technique raffinée, malgré une absence fréquente de coordination avec la battue. Dommage, il lui manque ce rayonnement personnel du timbre qui fait les très grands interprètes, et son Chevalier reste comme tout ce qu’elle produit dans Haendel : de haut niveau certes, mais ni confondant ni mémorable. Néanmoins son « Cara Sposa », interrompu par une panne d’électricité, fut un superbe moment de volonté. L’Armida de Brenda Rae est aussi glamoureuse en maîtresse SM tout en latex qu’elle est convaincante de chant, tout comme la charmante Anett Fritsch, remplaçant Sandrine Piau blessée avec délicatesse et charme. Luca Pisaroni, splendide, métamorphose le rôle d’Argante en un vrai premier plan, mais Varduhi Abrahamyan reste un peu en retrait en Goffredo, malgré son fort beau timbre de mezzo chaleureux. Quant au contre-ténor Tim Mead, il remporte un joli triomphe personnel en Eustazio. Globalement, la soirée fut heureuse et réjouie, on espère simplement que ses relatifs défauts se seront estompés après quelques représentations pour la captation vidéo annoncée.

P.F.


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Johannes Martin Kränzle (Sixtus Beckmesser) et Gerald Finley (Hans Sachs). Photo Alastair Muir.


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Sonia Prina (Rinaldo), Brenda Rae (Armida), Luca Pisaroni (Argante) et Anett Fritsch (Almirena). Photo Bill Cooper.