En programmant Le Nez de Chostakovitch et en plaçant le compositeur au centre des concerts du Festival et de l’Académie, Bernard Foccroulle a eu non seulement l’audace que l’on attend d’un festival d’art lyrique – celle de surprendre et d’enrichir notre vision du « répertoire » –, mais aussi – en ces temps où l’Etat se plaît à voir dans la culture, au mieux, un fardeau à alléger, au pire, un bibelot inutile –, un beau geste de « résistance intérieure » – celle-là même qu’il relève dans son texte d’accueil chez beaucoup des personnages que le public (re-)découvrira cette année (de Violetta à Kovaliov par exemple).
L’accueil réservé à la production de William Kentridge dirigée par Kazushi Ono, le soir de la première, disait le pari gagné : oui, deux heures sans entracte de musique complexe et bousculante, aussi grinçante aujourd’hui qu’en 1930, deux heures de dramaturgie entre absurde et nonsense, deux heures d’un opéra aux codes lyriques sauvagement cassés (aussi bien dans la forme que dans l’écriture vocale), peuvent aboutir à une soirée où l’on ne s’ennuie pas, où l’on est captivé par la puissance d’un langage aussi bien que par son humour, et à une salle enthousiaste.
La production avait déjà été saluée au Metropolitan Opera de New York, elle sera cette saison reprise à l’Opéra de Lyon : il ne faut pas la manquer. L’univers de William Kentridge semblait parfaitement adapté à un travail sur Le Nez : son langage de plasticien et de cinéaste, fait de la rencontre de techniques multiples (animation, vidéo, ombres chinoises, peinture, dessin, collage…) et nourri d’une vision graphique immédiatement reconnaissable (la force du noir, qu’il soit encre ou ombre, et celle de la typographie), font corps avec l’univers constructiviste et décalé de Gogol vu par Chosta (à 21 ans !). Car à l’ironie effrayante de la nouvelle de Gogol – anticipant de façon troublante en 1836 une Métamorphose kafkaïenne, avec son Kovaliov qui se réveille, un matin, sans nez, l’appendice ayant décidé de vivre sa vie propre –, la musique ajoute une dimension panique : exacerbée presque jusqu’à la souffrance auditive parfois, la partition joue de l’accumulation (des timbres, des décibels), de la distorsion (des voix, maintenues jusqu’à la rupture dans les registres aigus), de l’audace (un interlude pour percussions), de la violence (des ruptures, des accents, de la forme sans cesse en mouvement). Kovaliov s’y heurte à son cauchemar comme il s’y heurte, vocalement et orchestralement, à tous les individus d’une société hystérisée. La scénographie de William Kentridge et Sabine Theunissen, multipliant les angles de vue et les perspectives, fragmentant le décor en divers « coins » modulables ou suspendus, transcrit idéalement ce « cubisme » musical et poétique. L’usage du graphisme (mots, lettres et signes projetés, apparaissant et disparaissant comme autant d’entités vivantes émanant du plateau) renforce encore la double lecture russo-soviétique de l’ouvrage : dans la cathédrale, le « Nez en prière » se fond jusqu’à se perdre dans les Ecritures projetées ; partout ailleurs – du bureau de presse à la rue, où les piétons sont plongés dans le journal –, Kovaliov est à la fois cerné et submergé par la force politique de l’édit imprimé. Les costumes de Greta Goiris, remarquables d’invention et de palette, s’inscrivent dans la même ligne, tantôt futuristes et urbains, tantôt ramenés aux guenilles d’une « Russie éternelle » scannée sans concession, aussi pieuse que miséreuse et famélique – parfait écho aux clins d’œil musicaux de Chostakovitch, qui évoque tour à tour et avec une ironie cruelle la musique populaire (avec balalaïka), les chœurs orthodoxes ou les couleurs moussorgskiennes. Entre Tsar et Staline, Pope et Pravda, le cocktail Gogol-Chostakovitch-Kentridge est délicieusement explosif.
Que dire du plateau (70 personnages !) réuni pour servir cette exigeante partition ?! Le meilleur. Vladimir Samsonov (remplaçant Albert Schagidullin initialement programmé) est un remarquable Kovaliov : projection chaleureuse à peine entamée par l’endurance que la soirée lui réclame, présence généreuse et fin comédien, il ferait croire à la simplicité de la partition tant il nous happe dans son aventure. Les deux ténors principaux (Alexandre Kravets, qui incarne le Nez, et Andrey Popov, l’Inspecteur de police), tiennent leur partie redoutable avec brio, assument les lignes d’aigus « inhumaines » de Chostakovitch, ont la raideur requise car drôle également des bureaucrates et petits chefs bornés. Une mention particulière pour l’Américaine Claudia Waite, une des rares non-russophones de la distribution, qui campe une Femme du barbier au caractère bien trempé, armée de contre-Ut en lames de couteau, aussi brillants que cinglants, et revient ensuite en Marchande de bretzels pour une scène qui annonce Lady Macbeth de Mzensk – s’y dessine déjà le glissement du flirt collectif au viol déchaîné. Dans la fosse, Kazushi Ono porte l’Orchestre de l’Opéra de Lyon à une énergie peu commune, et réussit le difficile dosage qui doit mettre en place une folie généralisée. A de très rares moments près de minimes décalages, son attention à l’orchestre et au plateau fait mouche, et tous révèlent aussi bien la modernité que l’humour multi-facettes de la musique de Chostakovitch, tantôt terrible, tantôt facétieux, pimenté par l’épilogue parlé ajouté en 1974 et conservé ici.
Une de ces soirées à marquer d’une pierre blanche, et un grand coup de maître pour le Festival, qui a eu là… beaucoup de nez !
C.C.Photos Pascal Victor / Artcomart