Bo Skovhus (Onéguine), Krassimira Stoyanova (Tatiana). Photo Forster.
Festival de Hollande
Le Festival de Hollande fait partie de ces festivals mixtes de la fin du printemps qui comprennent, comme le Festival de Vienne ou le Festival des Arts de Bruxelles, une programmation de plusieurs semaines en danse, musique, théâtre et opéra particulièrement foisonnante. Dans le seul domaine lyrique, outre Une flûte enchantée présentée dans le cadre du festival d’Automne l’hiver dernier au Théâtre des Bouffes du nord, The Cricket recovers, opéra de Richard Ayres adapté du roman de Toon Tellegen, l’opéra de style kunku L’Epingle de Jade datant de la dynastie Ming et, dans un tout autre genre, la Passion contemporaine Utopia :: 47 – A very last Passion du saxophoniste et compositeur Erich Sleichim, le Festival de Hollande intègre à la programmation de cette année deux spectacles de l’Opéra d’Amsterdam qui à eux seuls justifient un déplacement : Eugène Onéguine, dans une production d’un metteur en scène que les Français ne connaissent pas encore, le norvégien Stefan Herheim, sacré plusieurs fois « meilleur réalisateur de l’année » outre-Rhin, et le dernier opéra de Wolfgang Rihm, créé au Festival de Salzbourg l’été dernier, Dionysos, dans la mise en scène de Pierre Audi, le directeur de l’Opéra d’Amsterdam. De quoi nourrir deux soirées mémorables, l’une au Muziektheater (l’Opéra), l’autre dans un bâtiment assez insolite, une ancienne usine à gaz (au sens propre) située dans un parc, comme un cirque des temps modernes. Très différentes dans leurs enjeux, ces deux productions n’en offrent pas moins un même visage de l’institution lyrique locale : celle d’un Opéra ouvert sur le monde actuel, audacieux dans ses choix scéniques et musicalement irréprochable.
Qu’on le dise tout de suite : l’Eugène Onéguine de Herheim a de quoi surprendre, froisser, mettre en larmes ou en colère tous ceux qui verraient dans l’opéra de Tchaïkovski un dernier refuge pour les nostalgies romantiques. Plus fracassante encore que l’Eugène Onéguine de Tcherniakov (Opéra de Paris, 2008), mais plus spectaculaire et visuellement éclectique, est en effet cette réalisation de Herheim, qui brise le carcan narratif de l’opéra, dissout l’identité des anciens héros et invite à reconsidérer tout de go l’histoire de la Russie depuis cent cinquante ans. Partant d’une vision rétrospective, qui s’impose sans ambiguïté avant même l’ouverture (tout commence alors que Tatiana a déjà épousé Grémine), la mise en scène présente l’intrigue sous une double focale : celle de l’aventure amoureuse individuelle, par laquelle se forge l’identité de chacun à travers l’anéantissement plus ou moins brutal et rapide des illusions ; celle de l’aventure historique, qui procède d’une même tension entre la destruction des valeurs et leur recomposition, dans une accumulation de références qui s’efforcent d’en tenir lieu. Il en résulte un aplatissement de l’histoire parfaitement post-postmoderne, d’un genre qui n’a pas encore investi l’Opéra de Paris, mais qui est devenu monnaie courante dans les pays du nord et de l’est de l’Europe. Ainsi vous pensiez peut-être que le personnage principal de l’œuvre, c’est Tatiana, merveilleuse figure féminine qui éclot sous nos yeux, transgresse tout au nom du respect d’elle-même et de la conscience de soi, et vous teniez la scène de la lettre pour l’une des celles que toute jeune fille devrait connaître pour savoir ce que devenir femme veut dire. Imaginez que ce n’est plus Tatiana qui tient la plume, mais Onéguine, ou plutôt une projection de ce personnage (jouée par un acteur surjouant la fébrilité amoureuse), et qu’inversement Onéguine adresse ses refus polis à une deuxième Tatiana (une danseuse minaudante) cependant que Tatiana, dans son costume de femme mûre, regarde le spectacle, – et vous aurez une idée de cette première focale, qui rompt toute identification et met sur le même plan la jeune fille et le séducteur infatué. Devenus banals au théâtre, ce principe rétrospectif et ce dédoublement des personnages seraient de peu d’intérêt sans la deuxième focale, qui emporte l’ensemble dans le torrent de la grande histoire. Que ce soit par les ensembles, les chœurs, les danses, les formes traditionnelles, l’énergie musicale conduit le drame à un rythme haletant, grâce auquel les destins individuels paraissent finalement peu de choses au regard de la danse ininterrompue du temps. L’orchestre, magistralement conduit par Mariss Jansons, véritable triomphateur de la soirée, joue ici à plein son rôle de liant narratif, que vient encore doper le ballet scénographique imaginé par le metteur en scène. Tout se joue dans un décor qui pourrait être le hall d’un hôtel de luxe, avec salons en enfilade, portes d’ascenseurs se refermant sur des personnages rapidement inaccessibles, mais comprenant au fond une scène plus petite sur laquelle une structure en verre s’ouvre, se déplie et se replie, tourne sur elle-même, se vide et se remplit. Dans ce décor qui crache encore un lit, une table de banquet, une étoile (rouge) géante, et fait défiler en ombres chinoises les silhouettes du peuple anonyme sur fond d’immensité enneigée, passeront bientôt, d’un chœur et d’une fête à l’autre, toutes les images d’Epinal de la Russie : ballerines et cosmonautes, popes et soldats de l’Armée rouge, dandys, danseuses folkloriques, et même un ours des forêts profondes et un Monsieur Triquet d’ancien régime (délicieux Guy de Mey) auquel on aurait greffé une jambe de cuir ou un monstrueux pied bot. Une telle profusion et surtout un tel art de la mise en scène et des costumes (splendides et en très grand nombre) laissent pantois, d’autant que l’on ne perd jamais le fil de l’intrigue, et qu’en dépit de la souffrance que produit l’effritement des personnages et le brouillage de leurs vies, l’allégresse l’emporte, comme si l’on assistait non pas à la fin d’un monde mais à son éternel recommencement. Car s’il n’est pas élégiaque pour deux sous, le désir est bien le principe qui gouverne le monde dans cet Onéguine du XXIe siècle. Il est désir de conquérir (Onéguine), de connaître (Olga), de savoir (Tatiana), de vivre (Grémine), et il éclate dans la frénésie des chœurs, qui se ruent sur le banquet et se faufilent sous la table pour mieux accéder aux petits fours – belle image de notre époque, qui jouit et liquide tout sans le moindre état d’âme. Il faut saluer la qualité vocale du plateau, remarquablement équilibré, avec un Bo Skovhus en belle forme, sachant donner à Onéguine une fêlure donjuanesque éperdue face à la Tatiana sans grâce excessive, mais vibrante et dramatique, de Krassimira Stoyanova. On fera une mention particulière pour Mikhail Petrenko dont le Grémine jeune, souple et viril tranche sur les habitudes et pour Andrej Dunaiev qui parvient à exister dans une mise en scène qui signe la déroute radicale du personnage de Lenski. Les chœurs sont d’une vitalité et d’une gourmandise sans faille et ont été applaudis comme il convient.
Plus intellectuel en apparence pouvait sembler Dionysos, dont le livret a été réalisé par le compositeur Wolfgang Rihm à partir des Dithyrambes à Dionysos de Nietzsche. En fait, il n’en est rien. Le sous-titre « Scènes et Dithyrambes – un opéra-fantaisie » donne en effet la clé de cette œuvre fantastico-onirique, qui multiplie les références avec humour, maîtrise et sensualité. Sous couvert d’une représentation de la dualité (Dionysos / Apollon), et sans donner jamais dans la référence appuyée, cette fantaisie lyrique laisse à chacun le loisir de recomposer son propre panthéon lyrique, d’Orfeo à Berg (Wozzeck, Lulu), en passant par Schubert (belle parodie de Lied), Wagner (les filles du Rhin, le Niebelheim, « der Wanderer »), et bien sûr Strauss (Ariane à Naxos). Un grand et somptueux orchestre (dirigé par Ingo Metzmacher) développe au fil des quatre scènes (Un Lac, Sur la montagne, Intérieur, Une place), un univers exubérant et concret, véritable terrain de jeu pour les rencontres amoureuses qui peuplent ordinairement l’opéra – ici pastichées, parodiées, recomposées à travers quatre figures féminines (dont la belle colorature Cyndia Sieden, et les trois nymphes Sine Bundgaard, Virpi Räisänen, Julia Faylenbogen) –, mais aussi occasion de déployer des plages plus méditatives et inquiètes, où l’on retrouve le Rihm métaphysique d’autres compositions. Tout au long de l’œuvre, on suit l’errance d’un certain N. (baryton aigu – joué ici par un Georg Nigl dont la palette sonore et l’aisance physique semblent prédestinées pour Wozzeck). On reconnaît dans ce personnage à (petite) moustache la figure tourmentée de Nietzsche, ici confronté à ses hantises et fantasmes débridés. Doublé dans ses différentes tentatives par un Hôte-Apollon (ténor lumineux de Matthias Klink, tout de blanc vêtu), N. achève son parcours en écorché – sa peau informe (jouée par un danseur, Uli Kirsch) roulant comme un sac lourd avant de s’abattre dans les bras d’Ariane pour former avec elle un groupe sanglant, conçu par Rihm comme une Pietà moderne. L’œuvre n’est pas dramatique, au sens où aucune intrigue ne s’y déploie. Pourtant, une incontestable tension la gouverne, excitant toujours l’appétit sonore et dramatique. La réalisation plastique, tracée au cordeau dans un esprit mi-expressionniste, mi-ludique, fonctionne à la perfection avec la musique. La mise en scène inventive de Pierre Audi bénéficie des décors humoristiques du peintre Jonathan Meese et des costumes assez délirants de Jorge Jara. Mais cet univers séduisant ne serait rien sans les étranges vidéos de Martin Eidenberger, qui imposent au début de chaque partie leur transparence déstabilisante et sans les éclairages de Jean Kalman, d’une précision époustouflante, qui parachèvent cette atmosphère ambivalente où l’inquiétant jouxte le drôle, dans une confrontation incessante de la perfection apollinienne et de la dislocation dionysiaque.
I.M.
Krassimira Stoyanova (Tatiana) et Mikhail Petrenko (Gremin). Photo Forster.
Dionysos, avec Sine Bundgaard, Julia Faylenbogen, Virpi Räisänen, Cyndia Sieden et Georg Nigl. Photo Ruth Walz.