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Ces Vêpres siciliennes, mises en scène par Christoph Loy, ont été d’abord présentées à Amsterdam. Les voici à Genève, par une autre distribution, à l’exception de Procida, et un autre chef. Celui-ci déçoit vite : ce qu’on prenait d’abord pour un refus des dérives pompières du grand opéra, pour un souci de concentration, se révèle vite neutralité, incapacité à tendre l’arc du drame. Là où il faudrait allumer un incendie, Yves Abel entretient les braises à la tête d’un orchestre paresseux – plus à l’aise, depuis qu’il a été pris en main par Marek Janowski, avec le répertoire germanique. On cherche en vain les couleurs et les élans de l’orchestre de Verdi ; l’ennui menace à chaque instant : il y a pourtant de quoi faire dans Les Vêpres siciliennes ! On se réjouissait tellement d’entendre la version originale de cet opéra français de Verdi…

Cela supposait évidemment que chacun ait compris, comme le compositeur, la spécificité d’un style, fondé sur un sens affiné de la déclamation – faute de quoi la ligne, le phrasé se diluent. Seul le Montfort de Tassis Christoyannis remplit cette mission, difficile étant donné la tessiture à la fois tendue et étendue du rôle. Belle voix de baryton, à l’aigu solide, parfois un peu ouvert il est vrai, chant scrupuleusement nuancé quel que soit le registre, notamment pour son air du troisième acte, tyran sanguinaire et père maladroit, prêt à tout abdiquer pour être reconnu par son fils. On ne mettra pas ce fils au niveau de son père, tant l’articulation de Fernando Portari laisse à désirer, le précipitant dans le piège de la confusion des genres : l’ariette du dernier acte, malgré une vocalise finale bien négociée en voix mixte, ressemble à une chanson napolitaine. Pas moins éprouvante que chez Montfort, la tessiture le met aussi à la peine et on sent que l’aigu, progressivement, a tendance à se durcir. Mais la sincérité de l’engagement, la fidélité aux indications expressives font parfois oublier l’inadéquation stylistique. Balint Szabo ne se révèle pas plus familier du style français, soucieux cependant d’une certaine tenue vocale, évitant la caricature du fanatique assoiffé de vengeance, handicapé malheureusement par une insuffisance du registre grave – il faut ici une authentique basse profonde pour conserver à Procida son caractère ténébreux. Malin Byström, elle, n’aurait jamais dû oser Hélène, qui appelle une voix à la fois longue et souple, un vrai soprano dramatique d’agilité – Guy, Henri et Hélène sont parmi les rôles les plus difficiles du répertoire verdien. L’air du premier acte est un naufrage, tant il révèle le creux du médium et l’absence de grave, sans parler d’un timbre sec et monochrome. Elle se reprend ensuite, avec quelques moments de grâce dans les passages lyriques, de jolis piani dans l’aigu, échouant malgré tout à se fabriquer des registres qu’elle ne possède pas, ne parvenant pas à les souder pour un Boléro à la colorature laborieuse. De toutes ces faiblesses nous console le chœur, protagoniste lui aussi de l’action, remarquablement préparé.

Très copieusement hué le soir de la première, Christoph Loy, qui est à Tobias Richter ce qu’était Olivier Py à Jean-Marie Blanchard, nous a heureusement épargné les égarements d’une Dame du lac mémorablement massacrée. Il s’est contenté ici de placer l’ouverture après le premier acte et de faire mourir Procida à la fin du quatrième : cela n’apporte rien. Pour le reste, la production oscille entre actualisation et trivialisation, au risque de paraître éclatée, incohérente, parfois ridicule. Des projections vidéo nous présentent d’abord le Paris de l’Occupation, renversement inattendu d’une situation où les Français sont censés être l’occupant, puis des photos de résistants exécutés, qui redeviennent parfois les enfants qu’ils étaient jadis. Mais l’actualisation ne s’impose pas de limite précise, notamment grâce aux costumes, afin de préserver l’universalité du propos : cela pourrait se passer aujourd’hui, comme cette mort par injection létale attendant Hélène et Procida à la fin du quatrième acte. La trivialisation, en revanche, si elle déjoue parfois brillamment le piège de l’emphase liée au genre du grand opéra, peut en tendre d’autres. Le ballet des Quatre saisons, par exemple, constitue une réussite inattendue, parfois assez drôle : dans la cuisine de celle que séduisit Montfort et qui en garde la nostalgie, Hélène, son frère et Henri se livrent à ces jeux dits d’enfants où se révèle une relation triangulaire pour le moins ambiguë – on comprend ainsi pourquoi l’habit de deuil de la duchesse est un habit de garçon. Mais le dernier acte, où le mariage se mue en goguette de potaches et en rêve de popote petite-bourgeoise, vire au grotesque – écueil qu’avait évité Peter Konwitschny dans son Don Carlos viennois, dont Loy semble se souvenir. Grotesque aussi, Montfort se coiffant de la perruque et se vêtant de la cape fleurdelisée du Louis XIV de Hyacinthe Rigaud. Au milieu d’un décor abstrait, nu, avec des chaises alignées sur le plateau, des néons évoquant parfois des miradors, le metteur en scène impose à tous un jeu à la fois sobre et tendu, pas toujours très affiné, jusque dans les moments les plus dramatiques, comme le finale du deuxième acte où apparaît la cruauté sadique d’une soldatesque éméchée contraignant les femmes des vaincus à ramper sur du verre brisé. Il n’empêche : la distanciation conduit souvent à une froideur glacée, à une raideur crispée, aggravées par un étirement interminable des silences qui émousse la tension au lieu de l’exacerber. Et si Christoph Loy, pourtant l’un des metteurs en scène les plus recherchés du moment, était surestimé ?

D.V.M.


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Photos : GTG/Monika Rittershaus