Nicola Beller Carbone (Salomé).
Trois ans après sa très belle Madama Butterfly, Yannick Nézet-Séguin effectue son grand retour à l'Opéra de Montréal avec une Salomé électrisante dont il a manifestement soigné avec beaucoup d'attention le moindre détail. Sous sa baguette, la partition de Strauss étincelle d'un éclat sans pareil : il réussit à souligner les subtilités d'une orchestration rutilante tout en maintenant une tension dramatique qui jamais ne se relâche et qui culmine en une scène finale à proprement parler stupéfiante. À la tête de son Orchestre Métropolitain, le chef québécois insuffle une énergie peu commune à cette représentation qui hantera longtemps les mémoires, d'autant plus que l'inteprète du rôle-titre, la soprano allemande Nicola Beller Carbone, propose un portrait saisissant de la princesse de Judée. On tient là en effet une chanteuse qui, en plus de posséder le physique de l'emploi et une voix somptueuse qui domine sans problème les masses orchestrales les plus déchaînées, habite véritablement son personnage. Elle traduit de façon extraordinaire l'évolution de cette enfant gâtée qui découvre, étonnée, le mystère de l'amour. À cet égard, la Danse des sept voiles constitue un moment fort de la soirée. Sans verser dans la vulgarité comme c'est trop souvent le cas, Nicola Beller Carbone balance entre une gestuelle de petite fille coquine et la sensualité d'une jeune femme qui explore le pouvoir de son charme auprès de son beau-père Hérode. Rarement a-t-on vu d'ailleurs utilisation aussi originale et intéressante des différents voiles que s'arrachent même les Juifs qui assistent à la chorégraphie. Puis, lorsqu'elle attend avec une folle impatience la tête de Jean-Baptiste, parvenue au comble de l'excitation, la chanteuse monte littéralement sur Hérode assis sur son trône. Enfin, dans son délire érotique, elle rend fort bien le dérèglement des sens de son personnage, tout en contrôlant parfaitement une voix capable de superbes demi-teintes et d'un volume sonore impressionnant.
Le reste de la distribution est dominé par la mezzo Judith Forst, prodigieuse Hérodiade à la voix encore solide malgré ses 67 ans et qui brûle les planches. Au même titre que sa magistrale sacristine de Jenůfa, qui avait marqué le public montréalais en 1997, son personnage de vieille reine décadente est inoubliable. À ses côtés, John Mac Master est plus inégal en Hérode ; sa corpulence le gêne dans ses mouvements et la voix ne répond que par intermittences aux exigences du rôle. Et pourtant, quel potentiel chez cet artiste ! Pour sa part, Robert Hayward campe un Jean-Baptiste autoritaire et dont la voix un peu rocailleuse mais très sonore convient bien au personnage. S'il en rend bien le côté hiératique, son chant manque toutefois de nuances. Quant à Roger Honeywell, il fait entendre en Narraboth une magnifique voix de ténor.
Moins satisfaisant sur le plan visuel, le spectacle se déroule dans un décor étouffant et plutôt lugubre dont tout le mur du fond est occupé par un énorme cercle, qui fait penser à une lourde pierre à l'entrée de la prison du prophète. Côté jardin, on trouve un tunnel d'où sortent Salomé, Hérode et son épouse. Dans cette scénographie peu inspirante, les figurants et personnages secondaires ne semblent pas toujours très bien savoir quoi faire, comme si le metteur en scène, Sean Curran, les avait un peu laissés à eux-mêmes pour accorder toute son attention aux rôles principaux. Malgré cette réserve, il faut reconnaître que Curran, qui est également chorégraphe, a su admirablement mettre en valeur le rôle de Salomé. À la toute fin du drame, il nous réserve une dernière surprise : l'héroïne meurt non pas écrasée sous les boucliers des soldats, mais décapitée par le bourreau qui vient de tuer Iokanaan. C'est sur cette image frappante que se termine une représentation qui voit le triomphe d'un chef et d'une chanteuse en état de grâce.
L.B.
Judith Forst (Hérodiade), Nicola Beller-Carbone (Salomé) et John Mac Master (Hérode).
Nicola Beller-Carbone (Salomé). Crédit : Yves Renaud