Mojca Erdmann (1ère soprano aiguë/Ariane), Johannes Martin Kränzle (N.), Mathias Klink (Un vvisiteur/Apollon), Elin Rombo (2e soprano aiguë), Virpi Räisänen (mezzo-soprano), Julia Faylenbogen (alto), Uli Kirsh (la Peau). Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, membres du chœur du Wiener Staatsoper, dir. Ingo Metzmacher, mise en scène : Pierre Audi (Salzbourg 2010).
DVD Unitel Classica 207 7608. Distr. Harmonia Mundi.
Au-delà du quart de siècle qui sépare, dans la production de Wolfgang Rihm, Œdipus et Dionysos, renvoyés dos à dos par le hasard de l'actualité vidéographique, c'est un abîme qui semble s'être creusé. Exit la tragédie, avec ses personnages clairement déterminés et son intrigue orientée, nous voici dans la succession de tableaux à la narrativité diffuse, une « fantaisie d'opéra » ruminée pendant une quinzaine d'années. Dans le texte pour le moins obscur des Dithyrambes pour Dionysos, le compositeur puise les mots d'un livret à la poésie tournoyante et enivrante, à la fois émanation et célébration du Nietzsche dionysiaque des dernières années, basculant dans la perte de ses facultés mentales, mais produit des situations dramaturgiques finalement statiques. Allusions bien plus que trame biographique, les personnages et leurs actions fournissent des indices pour un jeu de piste certes stimulant et volontiers humoristique, mais où le spectateur peut par moments se sentir laissé à lui-même.
Deux nymphes toutes wagnériennes, dont l'une prendra les traits d'Ariane (c'est ce prénom que Nietzsche avait associé à Cosima Wagner), puis un « Visiteur » (en allemand « Ein Gast », allusion à Peter Gast, pseudonyme inventé par l'écrivain pour son ami Heinrich Köselitz) côtoient « N. », que l'on retrouvera dans quatre situations génériques (le lac, la montagne, un bordel vénéneux à souhait puisque cause de la syphilis de Nietzsche, Turin et le cocher battant son cheval). Si aucun de ces personnages n'est réellement développé, tous sont brillamment incarnés. Le baryton Johannes Martin Kränzle compense par une implication totale un léger déficit de puissance. Extrêmement précise, limpide et souveraine dans les aigus, Mojca Erdmann domine avec une aisance déconcertante la virtuosité instrumentale dont Rihm assortit le lyrisme débridé de son écriture vocale. Le « Gast » de Mathias Klink est aussi radieux qu'est délicieusement cruel son Apollon écorchant N., alors devenu Marsyas.
Pour donner du panache à cette divagation dionysiaque, Pierre Audi opte pour une certaine démesure - amplifiée par les slogans grand format, pas toujours indispensables, du styliste Jonathan Meese - qui sied plutôt bien à une musique opulente, fruit manifeste de la jubilation d'un compositeur choisissant de tout réécrire à l'approche de l'échéance. Née d'une écriture apparemment très spontanée et libre, la matière est riche d'allusions multiples (de Bach à Berg en passant par Schumann et Strauss), glisse sans cesse des mains de qui veut la saisir, entre tonalité, modalité et atonalité libre, sans jamais apparaître comme syncrétique. C'est elle qui constitue l'intérêt majeur de cet opéra qui, sans son enthousiasmante force vitale, courrait, en dépit de son audace poétique, le risque de la stagnation dramaturgique. On saura gré à Bettina Ehrhardt d'avoir intégré à ses images très dynamiques et efficaces d'assez nombreux plans de la fosse, laissant apprécier la force motrice d'Ingo Metzmacher, tant face à un orchestre somptueux que face aux solistes et au chœur.
P.R.